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Je vais tenter de recenser, au fil de mes lectures, les trébuchements que l’auteur impose à sa langue. J’en verrai les effets.
Le recours à l’histoire du mot « trébuchet », à son déploiement lexical, révèle quelques surprises.
Le trébuchet, machine de guerre pour catapulter des pierres contre les murailles médiévales.

Le trébuchet, balance de précision « dont la moindre augmentation de poids faisait trébucher, pencher le plateau chargé, et qui servait à vérifier le poids des pièces de monnaie ».

Trébucher, 1. a) fin du Xè s. « renverser, faire tomber » ; 2. a) 1329 « diminuer le poids des monnaies » ; 4. 1606 « faire incliner d’un côté le plateau de la balance (en parlant d’une monnaie) ».
L’idée de « trébuchement » m’est apparue, je crois, grâce à l’intensif exprimé dans le mot khmer តែម្ដង, « taemdâng », explicité dans la pièce 106 de Dâh : « vraiment, carrément, très, trop… ». Du « très » au « tré », seule l’aperture change. Cette simple association de phonèmes est venue éclairer ce que j’entends par « trébuchement » : exactement ce que le dictionnaire en dit, dans les définitions ci-dessus.
Pour le repos (relatif et temporaire) du lecteur, l’usage du trébuchet est divers. L’étymologie de « trébucher » me conforte dans le choix de ce verbe. « tré » s’origine dans le « trans » latin : « au-delà de », préfixe de « buc », issu du bas francique « *būk », « ventre, tronc ». Par-delà le ventre. Le ventre, que la langue traverse. Le corps, donc. Ecorcher l’automate cartésien, en dénuder les rouages, en commençant par ceux de la langue.
Le trébuchet-balance de précision : peser ses mots. L’opération primordiale de l’écrivain. Ecarter, aussi, la fausse monnaie de signes, qui deviendrait sinon monnaie de singe, celle qui se réduirait à une représentation convenue des réalités : cela ne présente aucun intérêt pour l’auteur. La vraie monnaie, pour filer la métaphore, est celle que garantit l’impossibilité fondatrice de la littérature à représenter le réel. Adossée à cet étalon de l’impossible, il revient à l’écrivain de battre monnaie nouvelle. C’est de ce trébuchet que je parle : y peser ce qu’avec les mots et les images, dans un combat quotidien, l’écrivain-photographe façonne, forme de figures, dans la perpétuelle tension entre ce réel qui se dérobe et les signes qui y tendent.
Trébucher est alors un expédient mis en scène symboliquement : faire tomber, intervenir dans la marche fluide de la syntaxe. C’est sans doute là l’expérience déroutante du lecteur qui passe le seuil de cette œuvre, en se mettant dans les pas heurtés de certaines pièces. Me revient ce qu’écrit Barthes dans sa Leçon (1978) : » On pourrait imaginer une histoire de la littérature, ou, pour mieux dire : des productions de langage, qui serait l’histoire des expédients verbaux, souvent très fous, dont les hommes ont usé pour réduire, apprivoiser, nier, ou au contraire assumer ce qui est toujours un délire, à savoir l’inadéquation fondamentale du langage et du réel. » Je m’arrête un instant sur un extrait qui met en jeu un expédient unique dans Dâh, et qui donc doit être lu pour ce qu’il est – unique – sans l’ériger en loi générale de trébuchements, mais davantage comme une expérience littéraire :
Extrait de « 4. On ne se quittera jamais », page 17 :
« Avine a la tête qui bourdonne.
e sorte de gros cflable, il me suit, il veut coe suis en sueur).
Son non-Rosée.
nstamment surcharger ma course (j’ouvre alors les paupières, je pèse
une tonne, j
lown gon
J’ai un ennemi, c’est un
m : Varma »
Sept lignes d’un texte « trébuché ».
Procédés :
a) déplacement des deux propositions « j’ai un ennemi, c’est » et segmentation de « une » en « un /e »
b) segmentation de « clown » en « c / lown »
c) segmentation de « gonflable » en « gon/flable »
d) soudure des deux segments obtenus « c » et « flable »
e) soudure de « co » et « e », hérités de la segmentation de « co/nstamment » et de « j/e »
En faisant les opérations inverses, on lit
« J’ai un ennemi, c’est un/e sorte de gros c/lown gon/flable, il me suit, il veut co/ nstamment surcharger ma course (j’ouvre alors les paupières, je pèse une tonne, j/e suis en sueur) / Son no/m : Varma/n-Rosée. »
Récit d’un rêve ? Hantise enfantine ? Effets du bourdonnement dans la tête d’Avine ? Tout cela peut-être, et cela importe moins que le déport sur la scène imaginaire du texte d’une expérience intime, onirique.
Du texte « trébuché » émergent à première lecture des îlots de sens : « sorte de » , « il me suit, il ». Et ce qui est directement lisible, même crypté, c’est l’historiette d’un « je » en sueur, suivi par « e sorte de gros cflable » qui est son « ennemi ». Coup de force : faire apparaître, et de façon cryptée, l’inquiétante étrangeté d’un cauchemar de poursuite par un ennemi indéfinissable, d’un poids (« une tonne, j »), où des bribes de langue étrange (et étrangère) surgissent : « lown gon » : « low » (bas), « gone » (parti), telles les restes d’un cauchemar qui peuvent flotter dans la conscience du dormeur qui s’éveille, matérialisés dans les sons et les graphes du texte.
Je me souviens aussi de photographies d’un petit clown de plastique (dans les « récits photographiques » disparus). Comme un petit fantôme.
Force onirique et formelle qui préside à la nomination de l’ennemi : « Varman-Rosée », faisant une réapparition cryptique et d’une évidente négativité, sous l’effet de la désarticulation syntaxique : « Son non-Rosée », c’est l’absence de rosée rafraîchissante, et la sueur du rêveur apeuré ; « son non/nom » est « Varma », soit « Varman-Rosée » (Varman se prononce comme brahmane ou barman) amputé de « Rosée » et du « n » final. « Varman » est un suffixe viril (signifie l’armure, le protecteur) que l’on retrouve dans la plupart des noms des rois angkoriens. Personnage inquiétant, au point que l’auteur doive l’amputer d’une lettre, le couper de son autre nom propre (« Rosée »), le tenir à distance par l’ironie. Les deux derniers vers
« J’ai un ennemi, c’est un
m : Varma »
réduisent l’ennemi à une lettre de l’alphabet, soudain incarné par le « Varma ». Les deux points explicatifs introduisent le nom propre, le nom de la lettre m, incluse elle-même dans le nom . Mais ce m est la lettre qui finit NO : NOM et NON, confondant négation et désignation aux connotations asiatiques et hindoues.
Outre la segmentation du nom propre (qui, en soi, est intensément signifiante [y revenir]), je retrouve la notion de condensat (voir poinçon 341), ici opérant dans une lettre unique, m (voir aussi la séquence 9 sur la lettre X chez C. Macquet). Je ne pourrai manquer d’associer désormais le m à Varman-Rosée, pour le meilleur et pour le pire. L’engramme est effectif.
Le trébuchement permet une circulation autre des sens (tel Apollinaire se débarrassant de la ponctuation dans le manuscrit du recueil Alcools, permettant ainsi une lecture qui n’achoppe plus sur un point, qui ne fasse plus de pause à la virgule ; qui rende au lecteur la liberté de lire, lire à rebours, de se laisser emporter par les contaminations de sens). Dans cet extrait, les sens circulent : rétroactivement, proactivement.
Dans ce trébuchement, marqué par l’intensif du très-buchement, est à l’œuvre le déplacement syntaxique (comme au jeu de taquin, qui consiste à remettre dans l’ordre quinze carreaux dans un cadre prévu pour seize par un nombre minimal de glissements), la segmentation et la soudure des signifiants. Toutes opérations évoquant la dynamique onirique freudienne : la métaphore (glissement des signifiants), la condensation (Verdichtung).

Jeu, aussi : l’auteur donne au lecteur un puzzle, qui se révèle être un jeu de taquin : deux expériences solitaires, ludiques et en miroir, à profiter ensemble d’un petit espace vide pour s’y engouffrer et lui donner du sens.