20 oct 21

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206. Des rapports entre structure extérieure au texte et le texte lui-même : Primo Levi, Le système périodique, suite (2).

Exergue : ibergekumene tsores iz gut tsu dertseylin. (C’est un plaisir de raconter les ennuis passés.) Proverbe yiddish.

Entrée dans le texte par un proverbe de la sagesse populaire juive, qui prépare le premier épisode du livre, « Argon ».

§ « Argon » : un gaz « inerte », à l’image des autres gaz (xénon, etc.) Levi compare explicitement des gaz «nobles, inertes et rares », dont « l’histoire est très pauvre » « comparée à celle d’autres et illustres communautés juives d’Italie et d’Europe ». Il dresse une généalogie de ses ancêtres, « personnages mythiques », dont les patronymes signalent une origine toponymique piémontaise. Etonnamment, je lis ceci : «  le nom de la petite ville de Lunel, entre Montpellier et Nîmes, a été traduit de l’hébreu jareakh (lune), d’où est dérivé le nom judéo-piémontais de Jarach. » Voisin de cette ville, je retrouve avec plaisir un lointain rapport avec l’écrivain Levi.

Levi fait une galerie de portraits savoureux, en apportant un soin particulier à l’origine de leur nom, au jargon qu’ils utilisaient, « tirés tels quels du rituel et de livres sacrés que les juifs nés au siècle dernier lisaient plus ou moins couramment dans l’original hébreu, et comprenaient souvent en bonne partie, mais dans l’usage dialectal, ils tendaient à en déformer ou à en élargir arbitrairement l’aire sémantique ». Raconter les aïeux, c’est raconter leur langue hybride, entre l’hébreu et l’italien. C’est dire l’histoire ininterrompue, malgré la Shoah. Plus subtilement, Levi met dans la balance un gaz qualifié d’« Inactif » (l’argon, donc) et la lignée judéo-piémontaise, du 15e siècle jusqu’à son propre père, au bénéfice de cette lignée. Un gaz, donc, qui n’a pu faire taire les noms juifs que Primo Levi raconte avec délectation, dans les méandres linguistiques de dialectes et jargons. Je le rapproche du gaz utilisé pour mettre à mort les millions de victimes juives, gaz symboliquement déclaré inerte, inactif, devant la richesse de l’histoire de ses ancêtres. Levi est ici au plus près de la langue, du système linguistique. Il achève ce premier texte par une note sur la graphie, qui explicite la prononciation des lettres h, kh, ô et u. Car il importe que ces lettres puissent être encore prononcées (c’est l’enjeu de l’œuvre de Primo Levi), et qu’elles le soient conformément à l’usage de ses locuteurs. Ainsi, Levi réaffirme la légitimité historique et sacrée des Juifs à travers la langue :

Dans le cas de ces oncles atteignant un âge avancé (nous sommes, depuis Noé, des gens dotés de longévité), l’attribut de barba [oncle] ou de magna [tante], tend à se confondre lentement avec le prénom et, avec le concours de diminutifs ingénieux et d’une analogie phonétique insoupçonnée entre l’hébreu et le piémontais, se fige en appellations complexes, au son étrange, qui se transmettent ensuite, inchangées, de génération en génération en même temps que l’histoire, le souvenir et les dits de ceux qui les ont si longtemps portées.

La langue, dans ses avatars historiques, permet la transmission de l’héritage culturel, riche d’une histoire qui dépasse celle d’un gaz inerte, l’argon, utilisé pour nommer le gaz nazi. Il s’agit ici d’une métonymie (argon mis pour Zyklon B), dans une réappropriation par l’écrivain de sa propre histoire, de son propre rapport aux noms (propres et communs). L’utilisation d’un gaz du tableau périodique pour servir de comparant (argon/ancêtres), qui en évoque un autre (le gaz nazi), dénote également les connaissances du chimiste Levi, qui rappelle que

l’argon […] [est] présent dans l’air dans la proportion respectable de 1 pour cent, c’est-à-dire qu’il y est vingt ou trente fois plus abondant que l’anhydre carbonique, sans lequel il n’y aurait pas trace de vie sur cette planète.

Le savoir du chimiste rappelle aussi que l’argon est essentiel à la vie, ce mot est le titre du chapitre inaugural, il est aussi lié, par contamination dans la comparaison argon/ancêtre, au destin des Juifs.

Donc, premiers éléments de réponse à ma question sur les rapports structure préexistante/texte : tous les éléments sont à prendre en compte ; Levi opère un détournement du système périodique au profit du système linguistique et d’une étude assez poussée (phonologie, étymologie, etc.) ; la contrainte structurale apparaît assez faible (pas à la Perec) ; la contamination du sens est explicite dans la comparaison, implicite dans la métonymie, qui semble ici le trope de la distanciation. Le tout au service du « plaisir de raconter des ennuis passés », euphémisme au regard de la Shoah.

207. Aujourd’hui, reçu Dans l’ordre des choses : 107 récits avec objet, Tiers-Livre. Le rapport à l’objet est essentiel pour moi, comme médiation avec la réalité matérielle du monde. J’ai choisi d’écrire, dans ce livre, un texte sur le pied à coulisse, celui-là même qui a appartenu à mon père dans ses études techniques, que j’ai récupéré dans sa boîte en bois, et dont je me sers à l’occasion. Dans Algérie, les objets ne sont pas présents à titre de lest référentiel, pour assoir le texte dans la réalité et lui conférer, comme l’a écrit Barthes, un effet de réel. Non, les objets que je cite sont une interrogation sur leur matérialité, sur la façon dont ils nous traversent plus qu’ils nous servent, sur ce qu’ils disent de notre rapport à l’espace et au temps.

208. Revenir sur l’objet « barbelé ». Lire « un versant de la guerre d’Algérie : la bataille des frontières 56-62 », Charles-Robert Ageron, Revue d’histoire moderne et contemporaine, 1999. Question de la frontière (Algérie-Tunisie), de la ligne Morice-Challe, que mon père « gardait » en tant qu’électromécanicien. Génératrice électrique (au diésel, j’imagine). Plus tard, mon père s’occupera d’usines de potabilisation d’eau : grosses machines bruyantes. Je me rends compte que, depuis les machines d’un navire, d’un sous-marin, d’une génératrice, de compresseurs, il aura toujours été un homme de la technique (mais cela seul ne le définit pas).

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