25 | Du A qui aurait perdu barre

Note : j’utiliserai l’étiquette / Rhizome / pour signaler une échappée nécessaire.

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On a vu avec quelle célérité les instances narratives glissent, coulent l’une vers l’autre. Les effets-personnages du texte, créations de l’auteur et du lecteur, sont des signes à la fois littéraux (graphiques, comme le A, le O, le R, la queue d’aronde, les lettres khmères…), littéraires (par l’imaginaire qui y est noué dans la chaîne signifiante : ralingue et R, queue d’aronde / Luna (lune) / taemdâng / Avine / Arundell), non exclusivement anthropomorphes (Archibald « personnage » métaphysique lesté de tout le poids de l’existence : il guigne vers Cioran ou Schopenhauer). Ils sont signes désentravés d’un système sémiotique exclusif (Avine apparaît sur un robinet ET sur une photographie insérée dans le texte, pièce « 57. Gentille alouette », faisant ainsi dépendre le signifiant Avin de deux régimes sémiotiques différents et complémentaires, narratif et iconique, de deux régimes économiques différents (la marque commerciale du robinet, sa greffe dans le corps privé du texte). Ils sont signes flottants, repris dans les filets de la lecture. Signes, pour le dire encore, de l’antipersonnage.

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Avine, entendu en dernière instance comme effet-personnage du texte, comme signifiant prompt à couler vers autre chose, s’inscrit comme A sur le corps du texte de Dâh. Qu’on se souvienne seulement de la fin de Tchoôl ! : une solide paysanne cambodgienne, derrière son échoppe ambulante, lui fait don d’une écharpe : «  il la noue maladroitement sur la hanche et finit le plus beau sourire qu’il n’ait jamais fait dans sa vie ». La paysanne dit à Avine : « va, va, […] tu es prêt, tu peux continuer ta route ». L’absence de point final de Tchoôl ! invite le lecteur au seuil de Dâh : « Alors Avine a continué sa route. » Les signifiants échoppe/écharpe laissent entendre « échappe ».

©Scubalex, https://fr.wikipedia.org/wiki/Tétraodon#/media/Fichier:Tetraodon.jpg

/ Rhizome : Retour à « Kampot, Cambodge, juin 2016 », indique le titre de la pièce 1 de Dâh. Kampot (កំពត ) est une ville portuaire sur le Golfe de Thaïlande. « Kampot » signifie « tétraodon ». C’est un poisson qui présente la particularité de se remplir d’eau ou d’air quand il se sent menacé, pour adopter une forme sphérique. Son corps contient une toxine mortelle, la tétroditoxine. Les Japonais l’appellent fugu. Ce tétraodon fait une apparition comique dans Dâh, pièce « 62. Je vois un chien, dit-elle » :

« Muet Macquet

Archibald se lance dans une danse érotique effrénée

en imitant (maladroitement) la parade nuptiale du dindon tétraodon. »

Outre la drôlerie de la scène, je relève la rature du dindon. Même rime, même règne. Mais la parade nuptiale se fait dans l’eau et non dans l’air. La danse remplace les mots du « muet ». « Archibald » prend un relais maladroit, et se gonfle pour séduire. « kampot » (qui évoque « Cambodge ») et « tétraodon » sont, à la réflexion, le lien discret qui unit les pièces 1 et 62. Dindon victime d’une farce, d’un autre remplissage textuel et sexuel, unis au sein (« dâh ») du Cambodge. /

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La réapparition d’Avine est indissociable de l’apparition de Varman-Rosée et d’Archibald, dans les premières lignes de la pièce 1 de Dâh. Ils font un pas de danse, le pas de quatre : car le « narrateur » est de la partie.

« Alors Avine a continué sa route.

Le narrateur écoute le vent du soir frissonner dans les palmes.

Vasières

littorale se décomposait

aidé par un indicateur vénal, monsieur Varman-Rosée, sourire-cicatrice

et gencive violette

alors Avine a continué sa route, narra narrativement le narrateur, qui

stoppa là tout net, se mit à écouter avec une intensité extraordinaire

le vent du soir frissonner dans les palmes, puis abandonna son hamac,

fit rapidement son sac et s’en fut dix années tout raide et sautillant

sa rouquine carcasse de l’autre côté de la terre, additionnant les

silences et les kilomètres, stupéfait avec de grandes jambes, immobile

et déambulant sa fièvre de l’être, dehors, dehors toutes ces années,

grandes jambes, grande fièvre, tout anonyme, désespéré, tout raide

et gambadant sa violente obscurité, comme Héraclite-Falaise, dans les

déserts, dans les montagnes, dans les forêts, cargo, moto, silo, zéro,

dodo, sous le ciel étoilé, dans les avions, dans les batteuses, juste à côté,

dans les insectes, dans les toisons, dans les éviers, dans les trous sans

narrer, dans les crevettes et les pistons qui lui criaient : pauvre Archibald,

tu ne feras jamais ta rentrée ! » (p.9)

Pas de quatre ou quatuor fort drôle. Variations du pas de deux classique, qui symbolise l’amour dans le ballet romantique. Il s’agit néanmoins de « sautill[er] sa rouquine carcasse » et de « gambad[er] sa violente obscurité ». Je pense à Plume d’Henri Michaux. A n’est donc pas la lettre de l’amour dans Dâh, la parade nuptiale d’Archibald en trétaodon pourrait bien être intoxicante en ce qu’elle prélude à la répétition d’une perte.

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Pas de quatre, mais Un. Les effets-personnages inscrits dans Avine, Archibald, Varman-Rosée, le narrateur (nous en verrons d’autres plus loin) forment une seule constellation, dont l’information nous parvient à travers les espaces-temps (« l’inflexion des voix chères qui se sont tues » ; les signes différés, déportés ; le miracle quand elles sortent de leur dormance : nous les lisons).

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Avine a la préséance : il apparaît le premier dans le titre : « 1. Avine revient – Kampot, juin 2016 ». Le A glisse vers Archibald. Il semble en aller autrement pour Varman-Rosée. Le A d’Avine perd sa barre et se retourne cul par-dessus tête : V.

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Hypothèse : Varman-Rosée, l’Avine non barré.

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Varman-Rosée est annoncé d’une qualification péjorative : « un indicateur vénal » et de sa « civilité » : « monsieur ». L’« indicateur » est d’abord ce qui montre, tel l’index tendu vers quelque chose ou quelqu’un ; qui en fait connaître une spécificité ; c’est l’indice de quelque chose ; c’est « l’indic » de la police. « Indiquer, dénoncer, révéler », dit la langue latine pour « indicare ». Et cette opération a un prix [MONNAIE]. Les faveurs de l’indicateur Varman-Rosée sont vénales : à vendre donc, éventuellement au plus offrant. Cet adjectif disqualifie « Varman-Rosée », non en tant qu’ effet-personnage bien sûr, mais dans la qualification des sens que le signifiant véhicule. Il jouerait un contre-Avine, voire un anti-Avine. La « sorte de personnage » qu’est tout « personnage » dans Dâh permet « (peut-être) » de circonscrire « le non-perceptible et […] par en dessous, de dérouler quelque chose qui ne soit pas encore de l’ordre du rêve » (pièce 56). « Ecrire autour », pour s’approcher du seuil de perceptibilité de l’être – l’effet-personnage, s’il est textuel (ou sémiologique), est aussi phénoménologique (on l’a vu avec le mur de Na’in), et ontologique : il s’agit bien de la question de l’être et du non-être, de la présence et de l’absence, de ces dialectiques immémoriales rejouées par l’inscription des signes.

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L’indicateur Varman-Rosée, de quoi, de qui est-il l’indice ? Que pointe-t-il ? Quel est le prix à payer pour ses services ?

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Il me faudra guetter chaque apparition-disparition du signifiant Varman-Rosée, et de la peser au trébuchet. J’avais abordé, dans le poinçon 500, les trois sens qui me paraissaient rendre compte efficacement du trébuchement que C. Macquet installe dans son usage des langues. Il s’agissait de « renverser », de « diminuer le poids des monnaies », de « faire incliner le côté d’un plateau de la balance, en parlant d’une monnaie ». Je voulais montrer que la pièce « 4. On ne se quittera jamais » faisait, à un endroit, trébucher le signifiant Varman-Rosée par déplacement/segmentation/soudure. En évoquant la possibilité qu’il s’agisse là du récit crypté d’un rêve, j’ajouterais une strate supplémentaire : onirique, inconsciente (je ne suis pas loin de la pièce 56 et de la définition de l’efficace du « personnage » par l’auteur : «  D’abord une sorte de personnage, à droite, comment dire, pas vraiment perceptible, mais qui circonscrit (peut-être) le non-perceptible et qui me permet, par en dessous, de dérouler quelque chose qui ne soit pas encore de l’ordre du rêve ».[INCONSCIENT] La pièce 4 propose un nom propre éclaté dans la syntaxe, éclatement évoquant les métaphores et métonymies à l’œuvre dans le rêve et dans le discours poétique.

«  Avine a la tête qui bourdonne.

e sorte de gros cflable, il me suit, il veut coe suis en sueur).

Son non-Rosée.

nstamment surcharger ma course (j’ouvre alors les paupières, je pèse

une tonne, j

lown gon

J’ai un ennemi, c’est un

m : Varma »

Réagencée, la syntaxe permet de lire :

« J’ai un ennemi, c’est une sorte de gros clown gonflable, il me suit, il veut constamment surcharger ma course (j’ouvre alors les paupières, je pèse une tonne, je suis en sueur). Son nom : Varman-Rosée. »

Ce rébus est crucial à plus d’un titre. Le signifiant Varman-Rosée est ici celui de l’ennemi du narrateur. Instance narrative agonistique qui fait incliner le plateau de la balance du côté le plus pesant, celui du cauchemar – et rien à cet endroit du texte ne vient démentir cette hypothèse. Le cauchemar prend la figure d’un « clown gonflable » : le clown apparaît dans Dâh dans la pièce « 65. Enregistrements » :

« Clown en plastique / cinq centimètres / jade clair / creux (il flotte à merveille) / sans nom (il ne sera jamais baptisé) / trouvé en 2008 / au bord d’une piste / dans le désert du Sur-Lípez / »

©C. Macquet

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Une photo de clown est visible dans la pièce « 71. La fille guaranie pure ». Le « clown » est ambivalent : l’une de ses qualités est de « flotte[r] à merveille », de n’être pas susceptible de se noyer, d’être englouti. C’est un clown-bouée de sauvetage, absent lors du naufrage de L’ Amphitrite et des « cent huit femmes » à bord (seconde épigraphe de Dâh). Le clown de la photographie sourit : c’est un auguste, dont le double est le Pierrot lunaire, la lune de Luna Western. L’autre face du clown est sombre : Varman-Rosée est bouffon, inquiétant, rappelant son héritage élisabéthain (le bouffon a remplacé le old vice dans le théâtre anglais, homme de main du diable) ; il prend le nom de Clod, possible étymologie de clown. Beckett met en scène le personnage de Clov, au service du paraplégique Hamm dans Fin de partie.

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Le diable est en Varman-Rosée, héritier du Clod. « Bernanos a raison, sans la boue, sans la pluie, sans le ciel obscurci, grand soleil sur les dunes, Satan a pris possession du monde, du monde en couleurs, du monde en claquettes, c’est le clown et le diable, c’est le clown et mon loup, » ( « 69. Varman-Rosée, un jour je vais t’étrangler »). Le clown est ici doublement resignifié : par une dimension diabolique, dans la référence explicite à Georges Bernanos (Sous le soleil de Satan, 1926), et dans sa dimension intertextuelle avec le signifiant « loup ». J’ai commencé à débusquer ce « loup » (poinçon 481, « T(r)opiques de Luna Western), et les occurrences suivantes :

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Il faut y ajouter le « loup », d’une grande richesse sémantique : outre le mammifère carnassier, le « loup » est aussi masque couvrant le pourtour des yeux, un filet de pêche, une lacune dans une œuvre dramatique, une masse minérale mal fondue et gênante, une pince pour arracher les clous…On voit les liens tissés : masque-persona ; loup-filet-ralingue ; lacune – « échecs (la dame est entravée) », p. 311 ; malédiction de la forme poétique : «  je suis navré que mon livre ait pris cette forme poétique / j’aurais voulu écrire un récit tranquille sur la recherche d’altérité (par exemple) / il m’est arrivé la même chose avec Cri & co / puis des années plus tard avec Luna Western / c’est une plaie / une malédiction / des voix s’emparent de mes textes et les défigurent / », p. 201, masse minérale mal fondue et obstruante (la pièce « 27. Per ascensum » décline onze occurrences de « parfondu(e)(s) » qui, bien qu’antonymes de « mal fondu », n’en constituent pas moins une charge contre les personnages ainsi qualifiés ; pince pour arracher les clous enfin.

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Parce qu’il évoque pour moi « clou » (le Clov de Beckett cloué à l’endroit où il est, sans que rien n’avance), je lis dans l’abandon de ce clown en plastique la libération d’une entrave, d’un objet transitionnel : «  [David] me dit au bout d’une nuit de soûlerie frénétique : arrête avec tes machins en plastique, Christophe, et le surlendemain, au zoo municipal, j’abandonne mon clown dans la fosse aux ours. » « Clou » apparaît littéralement dans la 1ere pièce de Dâh : «  Pendant ce temps, le pauvre Avine, abandonné à lui-même, avançait comme un clou au milieu des cellules. » L’expression, dans l’incongruité de sa comparaison, évoque une progression dangereuse pour l’environnement – Avine microcellulaire, Avine en pointe, autant qu’il renvoie au clouage, violente assignation à un lieu, sans possibilité d’en bouger. Pour autant, ces petits objets reviennent souvent dans l’œuvre de C. Macquet. Dans son dernier livre The Language of the Birds(séquence 21), il s’agit d’une toute petite poupée qui réapparaît d’un cliché à l’autre :

https://obscuresnf.wordpress.com/livres-muets/

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Que le clown n’ait jamais été baptisé, qu’il n’ait pas reçu l’onction du nom propre, que son nom commun ait fait l’objet d’un trébuchement (« lown gon »), rappelle la labilité (toute indienne) de ce signifiant.

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La monnaie de la pièce (des pièces de Dâh), c’est de devoir faire le clown. A entendre littéralement (faire du clown ce signifiant ambivalent qui court dans le corpus, se revêtir du costume pour gagner sa vie («  supermarché Créteil, on me déguise en clown, je vends du lait concentré, je gonfle des ballons », p.46), supporter «  les clowns qui photographient les flamants roses » (p. 79). Ce qui revient, dans ce dernier cas, à se supporter soi-même, en clown qui photographie une photographie de clown réinjectée sur l’écran. Rire jaune de la compulsion de répétition hypermédiatisée, tenue à distance, mais qui ne cesse de faire retour.