27 | À la lou(p)e

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Poussée du rhizome 2, séquence 26

Regarder le monde jusqu’au fond du fût est désir de l’auteur. Je ne lâche pas le loup, embusqué dans Dâh, et notamment dans la pièce « 41. Fond d’fût ». Il serait ici question d’observation des profondeurs : maritimes, terrestres, intérieures.

Voir le loup, donc. C’est ce qui appert de la pièce « 29. Avine a perdu toutes ses feuilles », où le « loup sous-marin » appelle « louvoiement » (p. 100). Je le réécrirais en loup-voiement. C’est-à-dire voir et affronter des dangers. C. Macquet choisit pour cela des dispositifs : textuels (j’ai dit que le « personnage » est en fait un « effet-personnage », un dispositif qui tente de circonscrire « le non-perceptible » (p. 184)), et optiques : le fond de verre, les lentilles photographiques. Il associe pulsion scopique, observation, et traces gardées. C’est l’entreprise visionnaire des Alcools d’Apollinaire, dont Dâh est une manière d’hommage, ainsi que de toute l’entreprise baudelairienne et rimbaldienne : se faire voyant, s’enivrer, dérégler les sens. L’auteur choisit l’alcool [ALCOOLS] et son verre. Accéder à la profondeur, grâce au même rituel que dans « Magie » d’Henri Michaux :

« J’étais autrefois bien nerveux. Me voici sur une nouvelle voie :

Je mets une pomme sur ma table. Puis je me mets dans cette pomme. » (Entre centre et absence, in Lointain intérieur, Michaux).

Le narrateur de Dâh évoque un alcool apollinarien : « ça y est, le gin me reprend ». Et plus loin : « Je rentre dans ce verre ». La pièce 5 reprend : « veau marin (un verre de gin à la main) ».

/rhizome : verre qui sera maintes fois levé pour porter des toasts [TOASTS] et revivifier ce genre littéraire. /

Gustave Courbet, La Vallée de la Loue par ciel d’orage, huile sur toile, Musée des Beaux-arts de Strasbourg, vers 1849

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Au fond du fût [COCOTIER], trouver du nouveau : «  vallée de la Lou(p)e, regarder l’origine du monde à travers le verre déformant de mon bock à bière ». (p. 141) Le fond de verre comme dispositif optique préexiste à Dâh. J’en retrouve trace dans le livre muet Anoche hubo una tormenta (2014, Arménie) : deux pages en face à face, page de gauche un cartouche de deux photographies, idem à droite. En haut à gauche, un verre net posé entre le photographe et un sujet flou. En bas à droite, le fond du verre, avec la mention gravée, lisible : « TOUGHENED GLASS – Royalex ® – INDONESIA ». Le fond de verre photographié est un dispositif optique double qui laisse voir un fond ne renvoyant qu’à lui-même, en clôture du regard.

©C. Macquet, Anoche hubo una tormenta, 2014

La référence à la « vallée de la Lou(p)e » noue la loupe, dispositif optique de grossissement de la réalité, et la peinture de Gustave Courbet, qui peint les paysages de son terroir natal, la vallée de la Loue. Le glissement du signifiant loup à celui de loupe renvoie donc autant à la peinture paysagiste de Courbet, à la vallée peut-être visitée par l’auteur, qu’à l’effet de loupe créé par le fond du verre. Mais voir quoi, à la loupe ? Dans le tableau éponyme on découvre la vallée par temps d’orage, la falaise entre ciel et terre, encore éclairée par le soleil, qui retient le regard. La structure rocheuse en est palpable et souligne le goût du peintre pour la géologie. La falaise apparaît dans la pièce 1, quand Avine «  gambad[e] sa violente obscurité, comme Héraclite-Falaise », et à d’autres reprises [FALAISE] dans Dâh. Élément-clé du paysage intérieur de l’auteur, sensible aux falaises du Boulonnais.

L’Origine du monde, Gustave Courbet, 1866, Musée d’Orsay

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Mais voir le loup, c’est se confronter au danger de chercher, voire se perdre, dans la profondeur du monde. C’est une quête ontologique : écrire, c’est être dans la langue, du simple fait d’être un homme qui parle (le « parlêtre » de Lacan). L’optique déformante du bock de bière, que l’on peut lire comme une métaphore du regard poétique « ivre de gin », permet de « regarder l’origine du monde » : visée généalogique d’une quête de sens, et allusion à un autre tableau de Courbet, « L’origine du monde ». Pulsion scopique de l’œil à travers le trou de la serrure, qui redouble celui du peintre peignant la femme comme principe premier de toutes choses. Un sein (dâh) apparaît, un sein (dâh) est en partie caché. « Pas-toute » une femme, dira Lacan. Courbet peint une femme sans visage, incarnant la naissance et l’allaitement. Il est notable que le tableau reprenne par ailleurs le cadrage de photographies de nu(e)s utilisées par Courbet : iconographie pornographique, où deux techniques se mêlent pour figer une vision masculine. L’origine du monde est la commande d’un diplomate turc installé à Paris, collectionneur de tableaux érotiques. Le désir à l’œil loupe toujours quelque chose, autant qu’il éclaire d’un autre jour voir le loup.