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La figure maternelle, maternante et maternée, recouvre Kâli, la Vierge Noire, Marie, toute femme à peau brune, toute Gitane, ainsi que la mère disparue. La fiction de la croix fait porter sur ces mariophanies l’ombre de la croix du Christ, et brouille la distinction Christ-Vierge Marie, homme-femme. Ce condensat imaginaire d’un corps crucifié, fût-il masculin ou féminin, irrigue tout Dâh, en commençant par la photographie de la couverture, que l’auteur commente sur son site, photographie que l’on retrouve au tout début de la pièce « 107. Frontières ». Ce qu’en écrit C. Macquet : « Cette photographie m’a été « donnée », comme beaucoup d’autres, en bloc (jamais de retouche, ni de recadrage, une photographie est à accepter telle quelle ou à détruire).
J’ai vu l’homme jeune, l’homme roux, ses bras en croix, ses mains ouvertes, sa maigreur. J’ai vu les chiens-parias de plage, les lignes, le reflet, les frontières. J’ai vu l’opposition fertile-infertile. J’ai zoomé et shooté à l’aveugle. On ne mérite jamais totalement une photographie. » Saisie heureuse de l’instant décisif. L’homme roux fait écho à la description d’Avine (« sa rouquine carcasse » , pièce 1) ; les bras en croix sont partie du condensat de l’X ; la maigreur de l’homme fait écho à la pauvre Ramasseuse ; les chiens-parias sont des personnages récurrents dans Dâh (« avec Negra, c’est comme ça, elle traînait sur la plage, un chien-paria de plage (comme dans le sud de l’Inde) » (pièce 7, p. 26) ; « Negra, ça ne l’arrête pas, sa petite tête noire franchissant l’arroyo glacial (elle me suivra jusqu’au bout), les grandes dunes, le désert de sable, la marche à deux, plus tard, estran, cimetière de vieilles godasses, de lobos marinos, d’oiseaux tombés, la mer rejette les cadavres » (pièce 7, p. 27).

L’autre image forte de la crucifixion intimement liée à la première est celle de la « Ramasseuse d’épaves » du peintre Francis Tattegrain, que l’auteur associe explicitement à celle de l’homme en croix dans son site. Evoquée à plusieurs reprises dans Dâh, la figure de la Ramasseuse est christique ; Avine et Archibald s’y fondent : « Avine est torse nu sur une plage, les bras en croix » (pièce 80, p. 239) ; « Magsaysay, banc de sable (il change de forme au gré des marées), Archibald cloué à la proue de la banca » (pièce 57, p.191).
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La photographie du tableau est réinjectée sur écran d’ordinateur et rephotographiée, puis reproduite dans la pièce « 102. Citations ». Pas moins de cinq médiations techniques, du tableau à la photographie en passant par la peinture à l’huile, pour que revienne cette femme en croix. Je m’attarde sur ce tableau. La « lanterne sourde aux grands alizés » (pièce 101, p. 332) est là qui pend à droite. Mature, voile, cordages, tout est faix pesant. La mine de la jeune femme est longue, perdue vers le hors champ. Elle se repose, la main droite tenant un morceau de mât ; la branche horizontale de cette croix latine est faite de morceaux rassemblés en fagot. Au centre symbolique de la croix, le corps cassé de la femme. Crux désigne à l’origine le gibet, la potence. Cette ramasseuse glane, pour en pouvoir vivre, les reliquats de naufrages, dont celui des cent huit femmes de l’Amphitrite. Elle sauve ce qui peut encore être sauvé de la mer mortifère. Les restes de voiles l’enveloppent, sa jupe semble aussi une voile : tout fait hardes, tout fait voiles. La femme en croix est aussi femme-nef, comme échouée sur le sable.
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La croix latine est défaite chez la Ramasseuse. Les cordages pendent. La ralingue n’a pas pu jouer son rôle jusqu’au bout. Avine-ralingue (séq. 6) est ensablé.
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Avine dans le sable voit une mariée : « Avine enseveli sous le sable, à ma grande surprise la mariée n’est pas une Gitane mais une Chinoise (pourquoi une Chinoise ? et pourquoi cette robe blanche ?) » , Avine s’étonne de ne pas retrouver une Gitane, et découvre une Chinoise. La robe blanche de la mariée est virginale, comme le bonnet blanc de la Ramasseuse ; la mariée chinoise apparaît dans la troisième photographie du triptyque page 236, dans la pièce « 78. La Route du Rhum », selon le principe de dislocution propre à l’auteur.
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« la Ramasseuse de raisins de mer, parce qu’un toast est toujours un reef hérissé, une lanterne sourde aux grands alizés, un tombant de corail au crépuscule, » (pièce 101, p. 332). J’aime la soudaine saillie du mot anglais reef, le récif, l’écueil, responsable des naufrages.

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Femme christique, femme stigmatisée, femme prostituée au désir des hommes (les cent huit noyées de l’épigraphe), femme-sirène, femme exotique gitane ou chinoise.
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Le plaisir sensuel du bain de mer(e) « après plus d’une heure à faire le mariole dans les vagues, Merlusine, c’est long, c’est bon » mêle plusieurs signifiants marins : mar/Eole/vagues/mer/merlu, rappelant le condensat femme/lune grâce à Merlusine, mélange de la fée Mélusine connue pour son chant mélodieux, du prénom arménien Lusine qui signifie « lune », à laquelle un toast (une érection du bras, métaphorique) est porté (« 31. Toast à Lusine »).
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Et cela pose la question de la langue parlée par cette femme. La pièce 102 enchâsse la réinjection de la Ramasseuse entre trois citations avant, deux citations après. Ce feuilleté linguistique prête à la Ramasseuse une langue inconnue de la plupart des lecteurs :


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La ballade rom n’est pas traduite ; Epistemon évoque une langue des antipodes ; deux lignes en khmer ; de l’anglais ; du français. Quel est le point commun de ces citations ? Qu’elles sont d’abord paroles autres, rapportées, reprises par l’auteur, qui en les associant, leur confère le nouveau contexte du tableau de Tattegrain. Qu’elles sont liées, enfin, par une difficile intelligibilité : rom inconnu, langage des antipodes incompréhensible même du diable (qui pourtant parle toutes les langues), question sur la signification de « marcher dans le bois » (pourquoi la Ramasseuse glane-t-elle du bois de navire naufragé ?), et pour finir une citation du moine Drogon de Bergues. La pièce 102 s’achève sur le mot « atrocités », valant pour toutes celles commises à l’endroit des femmes stigmatisées, martyrisées. La réinjection de la photographie prend voix étrange et ne cesse de poser la question de sa langue.
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La femme et ses avatars imaginaires dans Dâh parlent une langue autre, celle des antipodes. Les antipodes pour la mère de l’auteur, c’est le sud. L’on sait que la croix symbolise aussi les points cardinaux. L’ascendance de la mère est orientale : « Car je la sais du Sud, ma mère, je la sais princesse orientale en exil. » (p. 267). A la fois du Nord et du Sud : « – Tu l’as dit, petit, essentiel. Ma mère vient du cœur de Boulogne (les circuits d’énergie populaire), puisqu’elle a grandi dans le quartier Saint-Pierre. En même temps, c’est une étrangère. Trop brune pour la région. C’est une enfant d’ailleurs. » (p. 267), et page 16 : « on ne peut trouver plus étrangère et plus boulonnaise » . Le Sud est la boussole : « Oui, à la fin, Sainte-Valéry représentait le Sud pour elle. Elle ne pouvait descendre plus bas, à cause des dialyses, de l’épuisement. Le Sud. » (page 272). Si l’on suit la symbolique de la croix, on se souvient qu’elle réalise aussi la synthèse des points cardinaux opposés, en l’occurrence nord et sud. Au centre de la croix, le « cœur de Boulogne » et la « princesse orientale », soit l’est et l’ouest ; mais aussi l’ »énergie populaire » et l’extraction noble. La dimension sacrée affleure constamment : quartier « Saint-Pierre », « Sainte-Valéry ».

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La langue de Drogon de Bergues vient de loin : du XIe siècle, vers 1080, date à laquelle le moine rédigea la Vita Godeliph, ou Vie de Godeleine, jeune femme noble, née près de Boulogne-sur-Mer, et donnée en mariage à Bertolf, fils du seigneur de Gistel. Mais la belle-mère Iselinde était opposée à ce mariage et monta son fils contre Godeleine. Bertolf fit assassiner sa femme répudiée ; elle fut étranglée et jetée dans un puits. Bienfaitrice des pauvres de son vivant, Godeleine fut canonisée le 30 juillet 1084 par Radbod II, évêque de Tournai et de Noyon. C’est dans une chapelle consacrée à Sainte-Godeleine que la mère de l’auteur aimait à se rendre :

ou encore « c’est viu comme sainte Godeleine » , p. 349 (pièce « 103. Cinéma : le jardin de ma mère »). La figure maternelle est associée à la sainteté de Godeleine, crucifiée par la haine d’Iselinde et Bertolf. Elle intègre la constellation des femmes martyrs, et pour les dire il faut une langue déracinée. La corde au cou de Sainte-Godeleine est nouvelle ralingue, celle de la Ramasseuse, mais reprise en main. La sanctification révèle la divinité en elles ; elles sont sauvées des eaux mortifères (eau de mer, eau du puits) et dès lors ne parlent plus langue humaine, assimilée dans la pièce 80 à celle d’une éructation masculine vulgaire :

Cette nouvelle langue réinforme la symbolique de la croix, dont la branche verticale signifie le passage du terrestre au céleste, du vulgaire au spirituel, de la virilité grossière à la féminité virginale.
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« Avine est torse nu sur une plage, les bras en croix, il veut déraciner les voix, rendre hommage à la Ramasseuse d’épaves, libérer les sirènes du joug des voluptés passées, tandis qu’un mec rote sa race à côté » (p. 239). « Déraciner les voix » : j’entends « déraciner les langues », les faire glisser d’un lieu à un autre (c’est l’un des propos de Luna Western). La langue rom s’entrelace avec le moyen français de Rabelais, le khmer, l’anglais. La langue autre, que j’ai rêvée en X pré-babélien, est peut-être ce X. Mais elle est assurément guirlande de langues, que C. Macquet baptise guirlangue :

Etre dans la guirlangue semble ici impossible pour un non-khmer. Plus radicalement, la guirlangue pour l’auteur est la langue de l’Autre, inatteignable. Dâh est, à l’aune de cet absolu, une quasi-guirlangue, ce que l’auteur peut faire de mieux, faute d’avoir tété au sein de toutes les langues. [EXIL]

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« libérer les sirènes du joug des voluptés passées » est le sauvetage que se propose Avine en rendant hommage à la Ramasseuse, et, à travers elle, aux cent huit femmes « de mauvaise vie » entassées à fond de cale, déportées vers l’Australie. L’Amphitrite échouera sur un banc de sable (qui est allusivement évoqué dans la pièce 57 : « Magsaysay, banc de sable (il change de forme au gré des marées) » ) ; le capitaine John Hunter refusera l’aide de marins boulonnais venus porter secours. A marée haute, la mer brisera le navire en deux.
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Au nom de la morale bien-pensante, du puritanisme anglais, des intérêts économiques (coloniser l’Australie), ces femmes-parias périront. Elles s’appelaient Ann Allison, Margaret Arthur, Janet Becket, Mary Brown… Elles deviennent ici les femmes-sirènes, femmes qui ne se peuvent plus noyer, lavées des souillures imposées par la société. Elles sont les femmes sauvées par Dâh, écrit pour que la mer ne rejette plus de cadavres.