35 | Tresser les brins & la langue du golem

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Eventail du brun : la « fillette à peau brune » (pièce 4, p. 14), « petite malheureuse à peau brune » (p. 15), d’« une fillette à peau brune » à qui le narrateur donne un baiser et dont il prend l’accent : « je me souviens d’un centre aéré, d’un baiser donné à une fillette à peau brune, plus âgée de quelques années, un soir de 14 Juillet, je parlais avec l’accent du Midi en rentrant à Boulogne, et il m’a toujours été facile ensuite d’imiter cet accent. » (pièce 10, p. 42), « une jolie brune aux joues rouges qui tourbillonne en étouffant des rires » (pièce 16, p. 66). La peau brune est la peau des femmes désirées (« l’Asie des peaux brunes » pièce 29, p. 90), « beaucoup de femmes qui me plaisent, ça va de la brunette andine à la fière Espagnole », (pièce 29, p. 94), « la brune à pommettes clignotantes », (pièce 29, p. 101), « les femmes à peau brune avec une cruche sur la tête et des anneaux d’or aux chevilles » (pièce 81, p. 242), « Roseline, une jolie brunette aux cheveux courts » (pièce 89, p. 392), « au Luxembourg, harponné par celle qu’il appellera la « Juive khmère », peau brune, cou de ballerine, poitrine incalculable, le moelleux-ferme de la dernière jeunesse + une cicatrice émouvante sur le ventre. » (pièce 97, p. 309), «  Dans le lointain / un coq a chanté / je vais couper du bois / s’il te plaît, ma brune, prépare mon repas » (pièce 100, p. 323).

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La couleur brune est celle de la peau maternelle, recherchée dans les rencontres féminines, souvent amoureuses. Le brun condense maternité et enfantement (je note le signe plus, manière de croix, dans « le moelleux-ferme de la dernière jeunesse + une cicatrice émouvante sur le ventre », il noue la condition malheureuse, l’Asie, l’Amérique du Sud, la femme khmère. Il semble bien qu’il n’y ait de femme pour l’auteur que-mère : le nom-de-la-mère signe le pays khmer où C. Macquet a longtemps vécu. Le brun est héritage maternel chez le fils : « Grand, brun, les yeux marron-vert. Le caractère, aussi, beaucoup de ressemblance. Je suis impulsif et absolutiste, comme elle. » (pièce 89, p. 268). Le brun symbolise l’ailleurs : mère venue d’ailleurs (« [t]rop brune pour la région. C’est une enfant d’ailleurs. » (pièce 89, p. 267)), ailleurs recherché obsessionnellement par l’auteur dans ses exils lointains.

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Le brun couleur de l’autre altère, au sens premier : il rend autre. Ainsi du pied du narrateur : « Tu regardes ton pied bruni, ton pied séché, ton pied de vieil Indien, il ne te fait pas mal, tu le regardes avec sérénité, il devient étranger parce qu’il ne te fait pas mal. » (pièce 56, p.183). Une partie du corps est altérée, indianisée : un pied dans la culture de l’Autre. Le paysage autre apparaît discrètement en brun : «  Le long du sentier parsemé de flaques brunes, quelques oies perchées sur une patte se mettent à souffler. » (pièce 94, p. 296). Le corps le plus intime est concerné dans l’acte même de respirer : « les feuilles de papayer ouvertes à tous vents, comme des branchies saines et souriantes, mes poumons se rembrunissent aussitôt, vieillir : ressentir la concurrence du vivant. » (pièce 101, p. 342) Les poumons se rembrunissent sous l’effet des cigarettes. L’auteur aurait pu utiliser le verbe « rembrunir » sans le pronom réflexif « se ». Il n’aurait alors évoqué que le seul obscurcissement chromatique. Mais « se rembrunir » touche aux sentiments, que la couleur brune affecte : les poumons s’attristent et s’inquiètent de leur vieillissement, à rebours des « branchies saines et souriantes » des feuilles de papayer animalisées par leurs « branchies ». Respirer est rester en vie, mais s’approcher de la mort. Les poumons, ainsi isolés, se détachent du corps, eux aussi rendus autres par la couleur brune, qui met en concurrence les règnes humain, animal et végétal.

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Chromatiquement, le « trop brun » devient le noir. Le noir couleur du péril : c’est le noir de la nuit khmère qu’il faut traverser, qui a sa propre densité métaphysique, voyage de l’ici connu vers l’ailleurs inconnu, et surtout passage tenté vers l’Autre. Il en va donc de sa vie (séq. 29 et 30) : « Le savoir vaut juste autant qu’il coûte, beau-coût, de ce qu’il faille y mettre de sa peau » (Lacan). Après le poumon, le pied. Le corps de l’auteur se morcelle et devient autre : « mes pieds sont noirs et secs, ça va deux minutes » (pièce 81, p. 241 ).

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L’excès d’altérité, d’être trop « autre », se paie donc au prix fort : la vie elle-même. Mais Sainte-Godeleine, la « trop brune » (pièce 89, p. 270), est corps en gloire de la mère « [t]rop brune » , comme l’est souvent la figure féminine dans le corpus de Dâh. L’écriture de Dâh est sanctificatrice : elle retourne en bénéfice l’excès de brun mortifère, pour en faire un noir « absolu ». Le noir devient couleur sacrée de Sara, la Vierge Noire des Gitans, Sara-la-Kâli. L’auteur s’y identifie (fantasmant ainsi le corps à peau brune de la mère) en adoptant parfois la figure d’un Christ Noir, comme un double de lui-même, dont le trait unaire est d’être brun («  Rennes, 1997, amphi, estrade, surgissement de mon double, très normal au début, homme jeune, brun, un peu épais, un peu intérieur, la raie sage, et puis ce profil, cette maxi-tête, ces mains collées au visage (vieux réflexes d’incommodité sociale », pièce 108, p. 383). Ambivalence sexuelle du corps christique, à la fois homme et femme, volontairement fondu en Christ sur la Croix et Ramasseuse, Vierge Marie et Vierge Noire, Christ Nazaréen noir de Quiapo et lui-même dans une caresse délicate («  Basilique de Quiapo, 1992, Nazaréen noir, pénitents progressant vers le chœur à genoux, les rotules tremblent sur la pierre, statue derrière une vitre, ouvertures pour toucher les pieds, les mains, la tête et le bois de la Croix, je caresse sa poitrine avec un mouchoir », (pièce 29, p. 91).

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Si le brun est l’avers, le noir un brun absolu, il est un anti-brun dans la chaîne signifiante de /bʁɛ̃ / qui court dans Dâh : le bren scatologique. La première occurrence est à lire dans la pièce 8 : «  À Sacabrun, le fils de Sacabrune / la proie des palmes / elle s’est enfuie avec un ménestrel. » (p. 35), qui annonce «  sac-à-bren se prononce Sacabrun » (P.39, p. 139). « Sacabrun » pourrait être le toponyme d’un village de conte, ou encore le nom du « fils de Sacabrune ». Faux départ fictionnel, histoire de fuite et généalogie rabelaisienne, qui associent phonétiquement « brun » et « bren » dans le même rapport péjoratif au bas corporel. Le « sac » désigne, dans l’insulte, l’enveloppe corporelle réduite à contenir des déjections. Il est une autre lecture, qui n’infirme pas la précédente : C. Macquet semble faire allusion au troubadour Marcabru, écrivain et troubadour du XIIe siècle, qui a laissé quarante-trois poèmes, si j’en crois l’encyclopédie Wikipédia. Il est l’un des précurseurs du trobar clus, poésie hermétique. Je retrouve une possible source pour Sacabrun, le fils de Sacabrune :

« Macabrun, fils de Marcabrune
Fut engendré sous telle lune
Qu’il sait d’amour sous toute coutume
Écoutez !
Jamais il n’en aima aucune
Jamais aucune ne l’aima. »

 Marcabru, traduction de Ribemont-Dessaignes

L’analogie est assez claire, d’autant que l’on retrouve ici la présence de la lune, astre essentiel de Luna Western et Desde Luna Western. L’auteur en poète astré, sélénite, auteur des Sélénogrammes de la solitude Avine. Un rhizome s’ajoute que je note ici : Marcabru serait un pseudonyme, dont l’origine germanique signifierait « clair sur le magnifique cristal ». On se souvient que l’un des avatars de l’auteur-traducteur est « Bâng Christal », prononciation khmère de « Christophe », et que le signifiant [kʁistal] est décliné dans la pièce 57 : « Kristal, Crystal, Krystal, Cristal, Chrystal, Christal. » Les racines de Dâh descendent loin dans les langues, et nombreux sont les rhizomes que l’on peut chercher.

https://www.europeana.eu/fr/item/270/resource_document_jhm_museum_M007595_h

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S’agissant de la pièce « 8. Le golem est muet et bête », je lis également, outre mutisme et bêtise du golem, une langue autre, procédant par soudure :

J’entends peut-être ici la langue du golem, rendant compte de sa vision du monde : la parataxe reproduit le flux rythmique des perceptions, qui s’agglutinent par blocs ; la soudure des mots, créant un nouveau mot simple dans sa forme, et riche des deux apports, témoigne de ces percepts propres au golem. Ainsi, l’imaginaire du golem de Dâh est peuplé de divinités (« dieux et démons »), et a conscience de ses actes (« unpeu gênée »). Il se désigne par « onlui-même », à moins qu’il n’amalgame extériorité et intériorité, anonymat et lui-même – à la troisième personne donc, pronom de l’absence. « pendreAvine » : un désir hostile envers Avine ? A moins qu’il ne faille prendre les mots soudés par paire symétrique, et lire, par interpolation, onpendre lui-mêmeAvine, ce qui génère d’autres sens : le golem est Avine, et on veut le pendre, ce qui, humoristiquement, gênerait un peu Clara : feraitClaracul unpeu gênée. Le bas corporel signalé par l’association brun/bren se relie par sa proximité lexicale à Claracul. Reste l’hypothèse où la flexion verbale on est celle du verbe avoir, faisant de Dieux et démons le sujet acteur de la pendaison d’Avine. Peu importe au demeurant : je gage que la langue du golem me reste en partie incompréhensible, parce qu’elle tient toutes les hypothèses pour compossibles ; ou plutôt qu’elle restitue le flux perceptif, qui est plus à prendre qu’à comprendre. Je lis alors autrement le deuxième brin de guirlande en italiques, dans la langue du golem, qui dit

Echo de l’orange à trouver dans la pièce « 47. Le texte et l’effet-mère – Lille, juin 1991 (fragments) »  qui cite Vitrac : «  « Ce spectre qui me visite chaque soir est une simple orange qui n’a pas eu le temps de mûrir. » Golem hanté par une orange, par l’effet-mère, dol sur l’auteur de sa disparition, de la prise de conscience aiguë de l’éphémère. L’entrecôte orange réapparaît p. 299 dans la magnifique pièce « 94. Une île fluviale », où Badjouk (nouvel avatar de l’auteur) se jette dans le Mékong, se laisse dériver et échoue sur une île au milieu du fleuve. Il y rencontre un chien qui le mène dans une case isolée où vit une vieille femme dans le plus grand dénuement. Silence, fumée de cigarette.

Mais la fin de cette rencontre réelle ou rêvée, métaphysique, est moins heureuse. Badjouk manque être lynché. Il fuit ; s’effondre au sol.

Badjouk redevenu entrecôte, viande crue, qui ne se paie pas de mot sur « l’acculturation » de l’Occidental en pays khmer. Le constat est lucide et tranchant : « Il n’y a pas d’œuvre-vie ». Parler la langue et manger le riz de l’Autre ne change rien à l’affaire : on reste de la viande qui vire à l’orange, abandonnée dans sa solitude d’être-là incarné. On vit ou on écrit. D’avoir touché à l’île de la magicienne, Badjouk-Ulysse s’est laissé empoisonner par la vieille-Circé. Badjouk ne sera pas délivré par un Euryloque, mais mourra « bêtement », son « premier souffle » payé en tribut à la magicienne. Mort bête pour une vie bête qui ne fait pas œuvre. Vivre en « entrecôte » est aussi à entendre comme vivre entre les côtes : celles de la cage thoracique, celles qui sont visibles depuis la mer. Côtes de la géographie réelle et imaginaire de l’auteur : côtes boulonnaises, côtes sud-américaines et asiatiques, africaines. De l’aveu de Badjouk, vivre entre n’est pas vivre.

Et enfin :

L’enlisement rappelle celui d’Avine : ensablé comme l’Amphitrite, cloué comme le Christ. « Zoner » dit assez l’errance déjà évoquée : errance des Gitans forgerons des Trois Clous de la Croix, déambulation hébéphrénique du Je. Je vois un lien discret avec l’Apollinaire d’Alcools, et le poème d’ouverture « Zone » : analogie des monostiches, des tercets en vers libres ; nomadisme du poète ; exploration de la « Zone », espace périphérique et pauvre. Echo de zonards dans la pièce 10, p. 49 :

Langue de l’Autre : la xénoglossie de Sainte-Agathe de Catane, torturée par un homme cruel, le proconsul Quintanius (IIIe siècle) auquel la pieuse et virginale Agathe s’était refusée. Les supplices cruels furent l’arrachage des seins (elle sera soignée par Saint-Pierre, venue la guérir en cachette au nom du Christ) et la torture d’un lit de braises. Cette figure féminine de martyre, suppliciée pour sa pureté, et dont on arrache les seins, rejoint les femmes sanctifiées de Dâh.


https://voir-et-savoir.com/sainte-agathe-de-catane/

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Le bren rabelaisien jeté sur Marius Renard est l’anti-brun : «  Marius Renard, problème d’internité, bren pour ly (Rabelais écrit bren pour luy) » (P. 41, p. 141). Marius Renard est le premier Français à recevoir une greffe du rein en décembre 1952. Il reçoit le rein de sa mère ; mais succombera un an plus tard à cause du rejet du greffon. Merde à l’échec : « internité » du corps greffé, contre éternité du greffon Dâh. C’est là un écho de la pièce 90, où l’on apprend que la mère de l’auteur reçoit un rein en 1981, qui sera définitivement rejeté en 1998, la condamnant ainsi aux épuisantes dialyses. Je vois Dâh comme l’offrande du fils à sa mère, Dâh en greffon imaginaire qui pourrait la sauver. Transformer la citation rabelaisienne assied dans la langue les deux signifiants bren et ly, cette dernière forme réécrite par C. Macquet, pour le nouage qu’il permet avec LYS, signifiant disséminé dans le corpus (Alys, dialyse…). [LYS]

Le bren : la situation qui dégénère, pour avoir cru à la fiction domestique avec Gen : «  mais la fiction se paie, durement, le speed, les flingues, l’aventure débouche sur le bren, la drogue, les suppositoires de Bingham, le n’importe quoi débouche sur le bren » (P. 101, p.336). Les suppositoires ne s’éloignent pas du bas corporel. Et rappellent que la fiction s’écrit d’abord avec le corps.

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La peau brune de la mère est l’Une perdu, qui a basculé dans l’Autre toujours désiré. Dâh est cette quête du Sein, sein maternel, sein du monde, sein ontologique. Mais l’Autre est inatteignable, on ne peut que tenter de s’en approcher par le désir qu‘on en a. Dâh tresse donc une guirlande de brins : brun et bren se nouent, se torsadent en avers et revers, en opposition et en complément l’Un de l’Autre. J’entends par L’Une la Lune de Luna Western, lune que la rime noue intimement avec brune.

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