N.B. : J’adopte désormais le code (1/1) pour citer la (pièce 1 / page 1).
165
Si l’on a bien voulu me suivre dans les éboulements permanents de la falaise, associée, par addition littérale, au philosophe grec Héraclite d’Ephèse, on en entendra, derrière la lettre comminatoire, un écho. J’écris ici que le nom « Héraclite » n’apparaît qu’une seule fois, à l’ouverture de Dâh, pièce 1. Mais d’« Héraclite » s’entend et s’échappe [ r a k l ], qui va disséminer dans le corpus de l’œuvre.

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Et d’abord ceci, lu sur le site de l’auteur :
« RAC chez Duras.
Dans le « Barrage contre le Pacifique », Duras utilise régulièrement un mot étrange, inconnu des dictionnaires de langue française, le mot « rac ». On sait qu’il s’agit d’un cours d’eau qui descend des hauteurs couvertes de jungle et se jette dans la mer. »
Avec Puch, la co-traductrice, nous avions tout naturellement traduit ce mot, que nous supposions d’origine vietnamienne (Duras parlant vietnamien lorsqu’elle était petite), par le mot ព្រែក /prɛɛk/ prèk. […]
J’ai enfin retrouvé le mot vietnamien d’origine, grâce à un dictionnaire vietnamien-khmer que m’a transmis mon ami Lim […]. Il s’agit du mot rạch, qui se prononce /rak/ dans le sud du Vietnam (la prononciation dans le Nord est différente). Le dictionnaire nous dit : rạch = កូនព្រែក (/koon-prɛɛk), « enfant-prèk », c’est-à-dire « petit prèk ».
Le mot ne ferait pas partie du vieux fond commun entre les deux langues (le vietnamien et le cambodgien sont des langues môn-khmer), mais serait un emprunt tardif du vietnamien au cambodgien, avec altération de la voyelle et de la suite consonantique initiale (/pr/ n’existant pas en vietnamien). »

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L’emprunt de Duras, qu’elle écrit « rac », traverse les frontières, entre en littérature. C. Macquet traduit Un barrage contre le Pacifique du français vers le khmer, et fait remonter ce « rac » à sa source. / prɛɛk/ emprunté au khmer par le vietnamien et altéré en /rak/, repris par Duras en « rac », retraduit par C. Macquet en កូនព្រែក. Comme s’il s’agissait de remettre ce mot à sa place originelle, après en avoir reconnu les échappées. Le traducteur enquête, tranche, reconnaît les frontières géographiques et linguistiques des mondes où il évolue. Il faut prendre de la hauteur pour apercevoir ces subtiles lignes de démarcation ; et savoir redescendre pour goûter la chair des mots. S’ériger, le temps d’une traduction, en passeur entre les cultures. Le rac est cours d’eau qui coule vers la mer. Comment ne pas l’associer à l’imaginaire maritime de Dâh ? La descente de l’eau vers la mer métaphorise le mouvement continuel héraclitéen, le changement, le glissement d’une langue à l’autre, la traduction de monde à monde, toute dynamique qui ne se fait pas sans à-coups ni raclements. J’entends /rak/ comme un mot (ou un morphème) qui sonne (ou brille) davantage que les autres, dans la traduction d’ Un barrage contre le Pacifique, dans le « Héraclite-Falaise » de la pièce 1, et, comme on va le voir, dans d’autres pièces. A cette sonorité particulière, à cette répétition, je voudrais faire droit.

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Racler, défini comme suit dans le Cnrtl :
« A. −
1. Qqn racle qqc. Gratter, frotter la surface d’un corps avec un objet dur et tranchant afin de le nettoyer ou de l’égaliser.
B. −
1. Qqc. racle qqc. Frotter rudement.
Prononc. et Orth
3. a) 1768 [éd.] gozier raclé par la piquette (Id., Guerre civile de Genève, Chant V, Bezançon, N. Grandval, p. 58); b) 1839 « frotter rudement sur » (Flaub., Smarh, p. 90). Empr. au prov.rasclar « passer la racloire sur une mesure de grains pour faire tomber ce qui s’élève au-dessus du bord » (ca 1240, Donat provensal ds Levy Prov.) et « enlever avec un instrument quelques parties de la surface d’un corps » (xives., Merveilles d’Irlande, ibid.), d’un lat. pop. *rasclare, issu par syncope de *rasǐcŭlare, du lat. rasus (v. ras3), part. passé de radere « raser ».
Pierres d’attente posées : nettoyer, égaliser une surface à l’aide d’un objet dur et tranchant. Se dit d’un mauvais vin (« gozier raclé par la piquette »). Et le latin « rasiculare », « raser », qui nous guide vers le « ras ».
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Reprenons la piste argentine qui nous mène à la ville de Tandil.
« À Tandil, nul ne se souvient de Gombrowicz : au début des années soixante, vous dites ? peut-être que le vieux T. pourra vous renseigner, il a quatre-vingts ans, il perd un peu la boule, j’ai senti une crevasse s’ouvrir en moi, ici, raclé Tandil depuis trois semaines, la solitude, sur un balcon, je ne mange quasiment plus, régime eau du robinet et cartouches de Viceroy Box, j’ai senti les frises illusoires, les flèches, le temps de la littérature, ça ne tient pas, idem quand j’étais passé voir Keng Vannsak à Montmorency, ses vingt chats, ma haine des musées, des archives, des continuités, les hommes sont des enfants qui se tiennent maladroitement la main au-dessus du vide. » (57/188)
« Raclé Tandil depuis trois semaines » : écumer Tandil, parcourir, l’auteur marche, ne cesse de marcher. Il est cet objet dur et tranchant qui frotte rudement – avec la rudesse d’un pauvre régime alimentaire. Le raclement, s’il avait été motivé pour y chercher trace de Witold Gombrowicz dans les mémoires, n’aura rien donné. De ses mois passés à Tandil, rien ne subsiste, semble-t-il. L’expatriation de l’écrivain polonais dans la pampa argentine rappelle celle de C. Macquet. Constat terrible : « le temps de la littérature, ça ne tient pas », et béance : « j’ai senti une crevasse s’ouvrir en moi ». « La solitude, sur un balcon », racler la ville, permettent d’éprouver le passage du temps, l’oubli à l’œuvre. Musées et archives, dans ce même mouvement d’éboulement, ne « tiennent pas ». Toute littérature s’effondre (titre d’un livre de Denis Ferdinande).
L’impermanence et le mouvement sont aussi celui d’Héraclite, comme ils sont bouddhiques. A Tandil, le Je a « senti les frises illusoires, les flèches » : de celles qui blessent, celle, illustrant un paradoxe temporel, de Zénon (nom d’un des avatars principaux de Dâh). Le raclement est un être-là lucide. Il n’est ni doloriste ni amer, mais a pris conscience de l’impermanence de toute chose et des êtres, de leur constante transformation. Gombrowicz oublié. La littérature oubliée. La mention du vide, à la fin de la citation, est la vacuité du monde où nul Dieu ne sauve. Avatar de l’auteur, « Avine est de passage » (7/24). Au point ultime, l’entreprise du voyage est vaine, anagramme d’ « Avine » (« épuisé par les trémulations spirituelles de la vaine errance » , 108/381). Dans la pièce 24, je lis une nouvelle occurrence du raclement : « pourquoi souffrir ? qu’est-ce qu’il te faudrait, Archibald, là, maintenant ? ce pourrait être…non… ce serait… oui… ça se passerait sous un abribus ou dans un café, la carcasse raclée, les amibes sous la table, l’avoir enfin là dans ce lit trop court à Cherbourg ? non… non… » (p. 75). L’avatar Archibald, interrogé sur ce qui le comblerait assez pour faire cesser la souffrance du désir, sur la voie qui mènerait à la cessation de la douleur, hésite, et ne peut répondre, sinon à la manière d’une hypothèse : « ça se passerait » ; et l’on retrouve le raclement dans l’image brutale, animale, de la « carcasse raclée » – le couteau du boucher est à l’os – par la vie, qui achèverait sa course dans une fiction domestique, « les amibes sous la table » : clin d’œil à la « Réincarnation des amibes », à l’auteur revenu en amibe, hors les murs protecteurs, qui rentrerait « chez lui » pour y mettre les pieds amibes sous la table. Fiction toujours refusée, comme celle expérimentée avec Gen (voir séq. 35 : le bren).

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« Racler » est le verbe que l’on retrouve dans la pièce « 30. Fish Roes & Dark Vows » autour de la « Première naissance d’Avine », contée par un narrateur à un lord. Naissance rabelaisienne, extraordinaire, qui fait trébucher la conjugaison (« Il vagissa, my lord / il vociférut de calme trempé »), naissance d’Avine dans la guirlangue du patois boulonnais de Pépé Ratapié, du français et de l’anglais, de néologismes :

« creuser, my lord / racler, my lord ». Creuser quoi ? Racler quoi ? L’histoire extraordinaire de cet Avine parti/revenu ? Le secret des journées agenouillées à Jésus-Flageolet, l’église verdie ? A coup sûr racler la langue qui dit la naissance d’Avine, qui s’amenuise en septain, puis en distique. Jorézu : « j’aurais eu – Jésus », que l’on peut lire aussi dans la pièce 103 : « bateau qui part mais au conditionnel passé, j’aurais dû, Jésus, Jorézu » (103/352). Jarnibald : « Jarnidieu » et « Archibald », vieux juron (« Je renie Dieu ») adjoint à l’un des avatars. Loi secrète du double encore à l’œuvre, dans l’addition littérale qui condense les mots pour en créer un nouveau (« mur » et « galet », « j’aurais eu » : « murgalet », « Jorézu », 30/107-108). Les « palplanches », mot existant, se scindent pour moi en « pâles planches, pals-planches » : c’en est d’ailleurs l’origine : « A. − Planche grossièrement équarrie servant au boisage des galeries et puits de mine. B. − Gén. au plur. 1. Vx. Madrier taillé en pointe que l’on enfonce entre les pilotis pour former un encaissement dans l’eau » 2. Mod. Poutres métalliques emboîtées bord à bord, formant une cloison utilisée pour la construction d’un quai « , Cnrtl). Dans deux définitions, l’imaginaire maritime est présent ; la première ressortit à la mine, dispositif destiné à éviter l’éboulement (de la falaise). Dans Cette fille à la peau verte, livre muet numéro 3,

C. Macquet réinjecte des maréidolies, selon son néologisme (« paréidolie » et « marée ») : des formes apparaissent sur les palplanches métalliques du port de Wimereux (rouillées, verdies, bref, « murgalées »). Apparitions maritimes, spectres des noyées, morte vie des profondeurs aquatiques. Qu’y voit-on ?



Les mots s’agglutinent, se scindent, s’attirent par secrète affinité, formant des concrétions-scissions signifiantes, référant à un (plusieurs) nouveau(x) signifié(s) : cette chose, cet être, maintenant nommés murgalet (mur de galet, galet mûr, mur devenu galet, attirant à lui « les algues » par sonorités inversées [alg]-[gal] : nouvelle concrétion par coordination, les choses se séduisent et copulent, de leur vie propre nouvellement créée. Le patois boulonnais résonne aussi dans ce murgalet : c’est l’adjectif « murgalé » : abîmé, flétri, talé, vieilli, pourri, moisi, verdi . Le murgalet est maritime, il baigne dans la liquide [l] de l’eau de mer, colorant de vert marin le distique et la peau d’une fille que je cherche et trouve, apparue sur la « palplanche ». La liquide [l] court de « il » à « murgalet », « lord », « racler », « chapelle », « les algues et murgalet » et « Jarnibald », « palplanche », les associant en une chaîne sonore. Les copules « et » enrichissent cette première chaîne, ajoutant d’autres réseaux signifiants. Ainsi de « verdie-chapelle » (l’adjectif féminin qualifiant « chapelle ») appelant « les algues et murgalet ». « chapelle » peut appeler « Jorézu », grâce aux phonèmes [ʒ] et [ezy], formant « Jésus », nom de l’église « Jésus-Flageolet » ou Matante va prier.

C’est aussi le « Jésus » Thadée Kristek, l’ermite mystique dans le Krist qui habite dans un blockhaus sur la falaise. Et j’entends dans « Jorézu » la frustration des prières de Matante, l’expiration de tous les conditionnels passés « j’aurais eu ».
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Le raclement s’applique à toute surface : urbaine et corporelle. La dureté du geste est sensible dans la violence faite au corps (« je ne mange quasiment plus, régime eau du robinet et cartouches de Viceroy Box »), dans le constat de la vanité des actions humaines face au vide. Malade, Avine/Archibald/Je reste une semaine dans un hôtel minable de Porto Velho, en pleine Amazonie brésilienne, et fumer devient raclement : « les fièvres attaquent Avine à l’improviste, il tremble comme une feuille, six heures du soir, j’atteins Porto Velho au bord de la syncope, hôtel miteux à quinze reals près du terminal routier, Archibald s’effondre une semaine (il pensait n’y rester qu’une nuit), pas eu la force de se traîner jusqu’à l’hôpital, bu l’eau jaunâtre qui coulait du robinet, une fatigue inconnue lui brise les bras et les jambes, lancinant bourdonnement d’oreille, la cigarette lui racle étrangement les poumons », 101/329. Je renvoie à la Disparition des récits photographiques de Christophe Macquet, « D’un cadre l’autre », où figure une photographie qui aurait pu être prise (qui a été prise ?) à Porto Velho.
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Ce qui n’empêche pas l’auteur – ou ses avatars – de porter, avec beaucoup d’humour, un « toast à une amibe littéraire » dans la pièce 15. Et d’évoquer la « passion du ras ».
Car de [ r a k l ] s’échappe aussi [ r a ], graphié /ras/. Deux mots, on l’a vu, qui partagent le même étymon. Après son raclement, l’état de la surface est d’être rase. A ce sens passif s’ajoute l’activité de (ce) qui rase. A savoir l’instance du Je, en un vol chamanique : « je vole / chaque nuit / comme les Indiens d’Amazonie », 4/14 : le monde vu depuis l’œil de l’oiseau, animal privilégié du bestiaire de l’auteur : « je passe entre les tours, je rase les filets du terrain de football » (4/14). Je lis : « Kampot, juin 2016, dans une paillote au milieu des palmiers nipa, des bateaux musulmans partent pêcher au crépuscule, bruit de la pompe à sable, une hirondelle rase la surface du fleuve, produire, inscrire, retrouver la poussée. » (56/184). A ce vol en rase-fleuve, l’auteur associe, en parataxe, trois verbes d’action témoignant de la dynamique de création : littéraire sans doute, existentielle sûrement. « Produire », c’est marcher, voir, sentir, parler les langues ; « inscrire » comme écrire sur ce produire ; « retrouver la poussée », parce que la poussée se perd par raclement : tout frottement brutal est douloureux, il est mise à nu de la chair et de l’os, il peut épuiser dans le constat de vide, de la vanité de toute entreprise. Du bon usage de la force appliquée : approche tribologique de la réalité, qui commande de délaisser parfois le raclement au profit du rasage.

Raser : passer au plus près, en vol effilé comme une lame, puis filer. Le rasage serait une modalité du raclage, en plus tranchant. Le regard de l’autre a condamné l’auteur enfant (« Je survole déjà l’école maternelle (la maîtresse a tranché : c’est un brutal, un asocial, il faut le faire examiner », 4/14), et ces mots tranchants coupent l’enfant des autres enfants, ceux qui « savent » socialiser. Réponse à cette blessure : jouer du tact poétique, de l’effleurement du monde, de la caresse, métaphoriquement tranchante. Tel un tanneur effleurant la fleur d’un cuir afin de le rendre plus doux. Et le tranchant se retourne en son contraire : il rase les surfaces pour les rendre plus douces. Ainsi de la peau glabre et caressée des seins, de chair ou de pierre, où flotte le [ra], que je souligne : « puis la poitrine patinée des Apsaras de Banteay Srey (grès rose) » (29/101), du pubis féminin : « Pacman-Rosée frétille comme un garra rufa dans les pédiluves d’un spa de Bikékéwouan, elle s’est rasé le sexe comme sa cousine Toum » , 39/138. La musicalité joue des allitérations en [p], des assonances en [a], [e], [ɛ]. Au glabre répond l’abrasion : « Gorge naïve / désordre ichtyophage / abrasive A-lys / cyprin de salaison […] » (65/203).
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Subsiste pourtant le danger de la lame. « Archibald s’est recueilli en chemin, après avoir enlevé le papier cristal, je laisse tomber la rose, et juste avant qu’elle n’atteigne l’eau, un oiseau jaillit de sous la passerelle, un oiseau qui me rase le regard, impitoyablement. » (24/79). « Raser le regard », et non « raser le visage ». C’est l’acte même de voir qui est en cause. Archibald rend l’hommage d’une rose à la mère disparue. Mais cet effleurement du fleuve est tranché par le vol d’un oiseau qui regarde Archibald : l’oiseau voit – Archibald se voit regarder l’oiseau, si dans le vol chamanique Archibald est lui-même oiseau – et ce dédoublement, c’est Archibald au miroir. Le regard rasé sur soi-même est mise à nu, atteinte de l’organe, et l’adverbe « impitoyablement » souligne l’inadéquation du geste de recueillement. La rose est devenue rase (voir Les noms de la rose). Je pense au Chien andalou de Luis Buñuel. On se souvient que le film commence par l’homme au rasoir (Luis Buñuel) qui affûte son instrument, saisit le visage de la femme pour inciser l’œil. Un nuage effilé passe dans le ciel nocturne devant la lune, précédant la scène où le rasoir incise littéralement l’œil. Aveugler cruellement l’autre par incision ; regarder en spectateur-voyeur l’insoutenable. Si je me garde bien de comparer plus avant le film surréaliste et l’image du vol affilé et tranchant, je retrouve le même acte impitoyable qui menace l’intégrité du regard. Cruauté contre soi-même dans le fantasme de pendaison, accompagné d’un vol rasant de chauves-souris : « Chauffée, traversée, mais jamais conquise / l’électricité passe, et c’est tout / la différence de Potence-Ciel : pendre Avine (pendre Avine) / potence dans la nuit khmère / je me balance / et les chauves-souris (qui sortent par milliers du Musée national) / me rasent les oreilles. » (56/187). Lame traîtresse qui peut tuer : « il remue encore, fouraille dans son dhoti avec sa main libre, a-t-il planqué dans son cul une lame de rasoir » (103/357). L’un des avatars de l’auteur, Bohémond, déclare ailleurs : « il faut être « lésé dans son intégrité » pour forcer le passage » (106/372). Le rasage est un des prix à payer pour son passage hors les murs.

174
« Ras » et « rouge » sont en association inquiétante lors d’un voyage dans une steppe déserte : « le soleil couchant rasant rouge, on est sur la planète Mars » (87/263). La couleur rouge est la couleur dominante qui teinte hommes et paysage : « il faut aller au désert, incroyable diversité des paysages, des plaines de minerai, des dunes de galets fauves, des mines ouvertes, des croûtes de sel, une falaise soudain écarlate, le paradis des géologues, méchante peau granulaire, charognes, carcasses de bagnoles (on les abandonne sur les bas-côtés comme des chevaux crevés), pompe à essence à manivelle, colombin en haut d’un « terril » (j’ai poussé comme une femme enceinte), chevaux sauvages étranges, on traverse des rivières de sable, crevaisons, la batterie fait des étincelles, l’accélérateur ne répond plus, moteur noyé à un passage à gué, le chauffeur saigne brusquement du nez » (87/263). La « falaise écarlate » rappelle celles du Kerala. C’est la « méchante peau granulaire » du monde, constellée de « croûtes », parsemée de « charognes » et de « carcasses » – je me rappelle « carcasse raclée », mais aussi l’expérience du mur de l’hôtel de Na’in . Le « terril » et les « dunes » jettent un pont entre le nord de la France et l’aventure de cette traversée martienne, entre géographie minière et erg. Au fin fond du désert, l’homme du nord ne manque pas de renommer, fût-ce avec la distanciation des guillemets, c’est-à-dire de refaire un monde.
175
Etre à ras, pour un navire, signifie avoir perdu sa mâture dans une tempête. C’est aussi un « courant marin très violent qui se manifeste dans un passage resserré » et, par métonymie, un « passage étroit où ces courants se font sentir. Raz de Sein, de Barfleur ». [ra] ne cesse de disséminer et de faire retour. Adjoint au sein, à la fleur, au courant du rac. Au navire endommagé, l’Amphitrite, avant son naufrage.

by Sailing Evidence
[ra] revient au détour d’un toponyme iranien : « Rasht (près de la Caspienne), on racle, on en ressort amaigri ou bouffi, des copeaux, des scories. » (49/163) ; « Rebattre les cartes, ça fait mal, Rasht, février 2014, la rue, ma faim de visages, aller vers des gestes inconnus, la manière qu’ils ont d’asséner un argument, tranchent l’air avec le bras, doigts serrés, la main-sabre, mascaret de visages, Archibald est éclaboussé » (51/169). Du raclement au rasage, du rasage au tranchage. Cette allée vers l’autre est périlleuse (« copeaux », « scories »). Argumenter, c’est couper net en séparant. L’adresse à l’autre est une passe d’arme, une escrime pour imposer sa volonté.
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[ ras ] agit par contamination littérale : « Pastrick rasconte des crasques » (5/18).
Marguerite Duras : « les fausses virilités de style (Claudel, Duras) » (10/46).
« Varman-Rosée (d’un ton docte et inquisiteur) : superbes premières pages du Vice-consul, la mendiante marche, marche, née au Cambodge dans la région du Tonlé Sap, chassée de chez elle, enceinte d’un enfant sans père, après des années de pérégrinations douloureuses, elle échoue parmi les lépreux du Gange (ce n’est concevable que dans l’imaginaire de Duras), elle n’a gardé de son passé qu’une chanson et qu’un nom de lieu : Battambang, signalons que Duras, qui ne parlait pas cambodgien, fait résonner Battambang de cette manière : Baattamambbanangg, comme un roulement de tambour », 69/214-215. Le [ras] de Duras sonne aussi comme un ra de tambour (« Coup de baguettes frappé sur le tambour pour produire un roulement très bref. Battre des ra et des fla. « Votre ra est tranchant comme un sabre » [l’auteur à un virtuose du tambour] (Berlioz, Grotesques mus., 1869, p. 34 », Cnrtl).
[ra] ne (me) quitte pas :
Amusé par le nom « Pépé Ratapié » : j’entends « rate à pied », comme l’histoire drôle d’un marcheur qui rate. Et d’une rate qui marche. Le ratapié est, en picard boulonnais, un va-nu-pieds.
Les rats courent dans le navire Dâh (et ne le quittent pas) : » « Elle a un gros vilain rat empreint sur le sein, mais si ressemblant qu’on dirait qu’il court » (Rousseau) » (22/73) ; « je rends hommage aux moustiques impudents (j’avais tapé moustiquent), à la maman d’avant (mday daem) qui n’ose plus frapper à ma porte (depuis que j’y ai pendu un rat mort) » (37/135) ; « Je n’ai pas revu le rat qui buvait à la jarre. » (43/149) ; « Depuis longtemps, mon rat, je le voyais passer entre les deux Ganesh, derrière les trois scarabées géants, devant les jarres d’eau et les plantes en pot, aujourd’hui je le vois s’avancer, mignon comme un écureuil, on sympathise (mais l’arrivée d’un chat trois-couleurs le fait disparaître). » (56/184) ; « jarre en terre cuite, quelques poissons enflammés entre les racines : délicatement, mon rat s’approche. » (75/231) ; « Archibald est tombé comme un sac, tout habillé, lumière allumée, porte ouverte, resaca, zombi, à ma place, à côté du rat, je dois m’enfoncer plus bas, l’Inde permet ça« , (101/337). Le rat, comme l’oiseau ou le chien, est un animal de choix dans le bestiaire de Dâh.
Codicille (petite queue de) rat de la pampa : et ra, et ra, petit Patagon.
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[ ra ] pour l’humilité de qui fait le chien et partage son sort sous une pluie de grêlons : « non, non, tu n’es pas seule, Sanafech, cette nuit, tu te réfugies, museau tremblant, sous l’antenne parabolique, tandis qu’il tombe des misères, j’emporte la bouteille et je te rejoins, au ras du sol, complètement seul, le bruit des grêlons qui tombent sur le réflecteur, rebondissent sur le sol, les morts, nous mitraillent par en dessous, blancs, blancs, dans la nuit qui descend » (7/23).
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Le [ra] imputable à un mauvais karma littéraire : L’auteur s’amuse sérieusement avec la tradition bouddhiste, et décline le [ra].
« je n’arrive pas à m’expliquer, une amibe clivée-clignotante, comment ai-je pu tomber si bas et si divisé ? ce genre de lourde infirmité, en général, c’est parce qu’on a fait des saletés dans sa vie précédente, c’est ce que les bonzes littéraires appellent le karma littéraire, pas possible autrement, j’ai dû être un sacré salopard dans ma vie précédente, une belle petite pute miroitante, un gros bâtard (comme on dit chez moi dans mon Nord maritime, avec le même sens que bastard en anglais ou que hijo de puta en espagnol), un gros bâtard littéraire, c’est ça, bercé, bordé, en vaillante bite-en-l’air de la lit. fran. congestionnée, j’ai dû être fêté, à l’abri trop longtemps, sous des projos émollients, devisant, devisant, bébé centré, bébé-terrasse, bébé-Pomerol, visant l’ultime, visant le ras, le ras-de-ville, le ras-terrasse, le ras-Pomerol » (15/61). On retrouve ici la figure de l’écrivain protégé derrière ses hauts murs, déclinée dans la figure du bébé qui vit au ras du sol, buvant, ou associée à un grand cru. Privilège que l’entreprise de Dâh renverse complètement : un tabula rasa des avantages, des protections, de la langue académique confite. Dâh témoigne d’une réincarnation éloignée du centre, du lit bordé, de la reconnaissance. Dâh dit poétiquement la décentration systématique, la quête de nouveaux bords et de nouvelles frontières, qui ne soient pas seulement géographiques, mais imaginaires et symboliques. Le « centre », ici, est le centre symbolique de la France, entendre : sa capitale. L’auteur fait ici allusion aux écrivains qui ne se risquent pas dehors. Ainsi Varman-Rosée s’en prend-il à Wouèlbec (et signe le retour du [ra] en rat) : « À un moment de la soirée, Varman-Rosée, passablement éméché (il vient de siffler deux bouteilles de rhum arrangé), se lâche sur Wouèlbec : pette sociologie portative, indigente et perverse, centré, pépé, on repère le dispositif, wouèl, wouèl, le rachitique n’avait pas le choix, il a joué au mieux avec les cartes qu’il avait, scrofuleux, tête à baffes, conceptuel et libidineux, ami contrefait des puissants, bébé, centré, rat des fêtes, rat crevé, protégé par les avocats et la police, il a joué au mieux avec le territoire qu’il avait, fouraillant dans son entrejambe […] » (29/95). Constat au scalpel d’un nombrilisme littéraire, reconduit par le même Varman-Rosée quelques pages plus loin : « Varman-Rosée, double quintal élégamment porté (veste de tweed et pantalon fuselé d’inspiration chasse à courre), traverse l’amphithéâtre, monte sur l’estrade, saute sur le bureau du conférencier (démissionnaire), et prend la parole : mesdames, mesdemoiselles, messieurs, je vous en prie, je vous en supplie même, méfiez-vous comme de la peste des concepts de type catastrophe-en-soi qui ont l’orgueil de vouloir arrêter le flux, d’immobiliser l’univers (rien que ça) sur une angoisse occidentale datée, nous-nous, le centre, les derniers, les élus du post, insupportable, surtout pour les enfants qui naissent, nous sommes devenus de vieux bambins misanthropes, des charognards à centrifugeuse négative » (29/99).
Quête solitaire, anonyme [ANONYMAT], incessamment reconduite. L’épigraphe 1 l’annonce sans détour, du reste : « Prends ma figure et donne-moi la tienne / prends ma figure, ma figure malheureuse / donne-moi ta figure / avec laquelle tu reviens / quand tu meurs. » (Prière à la lune, chant bushman) » . Au « sacré salopard »/ « belle petite pute »/ « gros bâtard »/ « bastard »/ « hijo de puta » / « bite-en-l’air » « visant le ras », Dâh impose peu à peu, dans le déroulement de ses guirlangues, une autre figure, celle d’un spectre revenu de la mort, du ras ultime, la figure d’un auteur transfiguré par les innombrables expériences, heureuses et malheureuses, de qui s’est laissé traverser par le monde, de qui a choisi le fil acéré du rasoir.
179
C’est la disparition qu’annonce aussi le [ra]. « – Le baraquement ? Il a été entièrement rasé, après être resté des années à l’abandon. » (89/269)
« Les Indiens étaient profondément déprimés après avoir rasé le campement des Blancs, la tête réduite du Père jésuite leur porterait malheur, c’est sûr » (105/367)
180
« Racler » : « Empr. au prov. rasclar « passer la racloire sur une mesure de grains pour faire tomber ce qui s’élève au-dessus du bord », Cnrtl
De là « / le ras du riz / » (103/353).
De là un « pastis pur à ras bord » (10/44).
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« rasa »

Sans doute touche-t-on là au point de butée ultime : le [ra] devenu « rasa » khmer, au-delà du langage humain. Du [rakl] de la « Falaise-Héraclite », où le mystique Jésus-Krist(ek) a des « hallucinations olfactives », au banquet céleste pour goûter le « rasa », couplé au [taemdaang]. Le langage humain inutile, trop pauvre pour la communion synesthésique avec le Ciel, délaissé pour l’indicible de la musique, pour l’étreinte muette avec dieux et déesses, ronde séraphique et « télépathie » pénétrante.
