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Je termine la relecture de Tchoôl, paru chez Le Grand Os en 2013. La première version de ce texte date de 2005, elle a paru sous le titre La réincarnation des amibes, dans la revue de Dominique Poncet La main de Singe. J’accumule des notes. Je les reprends, les consigne ici, les modifie, les confronte au texte.

Les points d’entrée dans l’œuvre de C. Macquet sont multiples. C’est l’une des grandes qualités de ses textes : leur irréductibilité, l’une des raisons qui font que j’aime le lire. Je (re)trouve un voyageur radical (pas le touriste, qui veut bien tout voir, mais sans se mettre en danger). Dans Tchoôl, je suis l’arrivée du personnage Avine, l’un des doubles fictionnels de l’auteur, en terre cambodgienne. J’ai eu mon tour d’arrivées dans des « pays lointains », selon la formule consacrée. Ce que l’on cherche : s’y cogner.

Le khmer, donc. J’observe comment Avine prend en pleine face (sa grande carcasse de rouquin aux yeux bleus) la ville où il arrive, après le vol en avion, la nuit en maison d’hôte. Comment il note ce qu’il voit, sent, entend, ce qu’il comprend et ne comprend pas. Ce réel qui traverse le prisme d’une sensibilité aux aguets ; ce nouvel enjeu : vivre là, se repayser, se réencoder dans la langue khmère, qu’ensuite l’auteur parlera et traduira. Voici donc une amibe en passe de se réincarner. L’imaginaire de l’être unicellulaire et parasitaire. Cela dit quelque chose, encore, d’un certain rapport au pouvoir, que de vouloir le parasiter, de vivre à ses dépens et de l’exercer : non pas tant symbiose, qui serait l’effacement de soi-même et fusion avec l’autre, que parasitose.

Le rapport à la chair du corps est à prendre (toujours, d’ailleurs, dès que l’on parle du corps) au sens littéral, comme au sens métaphorique. Tchoôl ! est donc réincarnation d’un texte dans un autre, une nouvelle réduplication. L’entrée en matière pour moi, lecteur, est ce mot, en alphabet romain et en khmer : police plus grasse et plus grande. L’auteur donne la traduction : « entrer, pénétrer, à l’attaque ». Une autre scène où remettre en jeu le désir d’ailleurs, déjà expérimenté dans Luna Western.
L’auteur fait revivre au lecteur (c’est là, encore, ce qui me plaît tant) que tout d’abord on voit sans comprendre ce mot khmer qui éclate en première de couverture. Incessamment, le réel fait retour à la lettre. Le premier des 14 chapitres qui composent le livre est déroutant (rappelant en cela le choc de l’arrivée – le choc est certes visuel, mais avant tout linguistique – on ne comprend pas les gens, pas plus qu’ils ne nous entendent), déroutant donc par l’étrange ritournelle d’un tercet qui revient à quatorze reprises : les deux premiers vers changent à chaque retour, le dernier est toujours le même : « et raide ! » :
guesh thorkeyrig xùa curyé
huigneu ma lingueu ross’
et raide !
C’est ici « une langue ancienne de chien broyé, une langue ancienne de retour au foyer, une langue ancienne familière-incompréhensible », « les voix du sous-sol » (Tchoôl, pages 15 et 18) qui revient hanter le texte, mêlant français, patois boulonnais ? et d’autres mots difficilement identifiables, de langues inconnues ou inventées (Michaux n’est pas loin). Là encore la langue s’emballe dans cette inquiétante ritournelle, que clôt un dernier vers polysémique : une langue raide morte, un organe turgescent redoublé par le point d’exclamation, une histoire raide, dure à entendre, etc. En tout cas, une langue « familière-incompréhensible », celle d’échos oniriques au réveil, une tour de babil qui bruisse de sons dans son érection bientôt punie, si l’on va dans cette direction-là, mais pas trop. Je penche plutôt pour
une terre étrangère ?
un idiome en neuve chair ? (p.19)
qui colle au sens de la réincarnation. Le verbe fait chair : ou comment s’incarne, et se réincarne, une langue, puis une autre, dans un corps qui lui aussi change en changeant de pays. Les textes de Macquet sont aussi la chronique de ces mutations, de ce qu’ un pays fait au corps par sa langue ; de ce que les langues sues apprennent d’une langue en train de s’apprendre. A cet égard, chaque texte, chaque livre de photographies, établit les règles propres d’une tribologie : la science des frottements des corps entre eux, des signifiants entre eux. Et, en anticipant sur Dâh, je pense à ce sein qui fait signe depuis Luna Western dans le blanc-seing dont l’auteur s’accapare en suçant à sa façon le sein de la poésie argentine.
Retour sur la page 45 de DLW qui insiste en moi :
4) c’était comme si les auteurs argentins qui m’inspiraient me donnaient un blanc-seing pour les désosser
Le « blanc-seing », ou le permis arraché symboliquement de désosser. Les étudier minutieusement, ces poètes, leur en ôter la chair jusqu’à l’os : C. Macquet est logophage. Leur ôter toute rigidité, pour qu’ils (re)deviennent amibes, se réincarnant par dérive-différenciation-expansion dans un autre texte. Pourquoi Avine vient-il au Cambodge ? Question posée per l’un des compagnons de vol d’Avine, « un aimable Cévenol glabre et légèrement gourmé », à la fin du chapitre I de Tchoôl :
vous avez des raisons ? Avine : aucune, mais ces … me stimulent et me donnent envie d’en découdre, adieu et bonnes vacances ! (p. 22)
Le Cévenol en voyage m’évoque Stevenson et son âne dans les Cévennes (1879). Pour le Cévenol de Tchoôl, le Cambodge (si telle est bien sa destination) est « l’orient du Massif central, c’est [son] aimant, [il est] fatal ». L’aimantation vers l’est, c’est le balancier de l’occidenté auteur en Argentine. Stevenson a fui un amour malheureux avec Fanny Osbourne, se dépaysant dans les Cévennes.
Je quitte la sente aimantée (l’a-sentimental) et reviens à la volonté d’Avine d’en « découdre » pour d’obscures raisons (des points de suspension en sont la trace, trace d’une supposée présence). Découdre et désosser ressortissent à la même volonté, exprimée dans deux registres différents, de défaire l’ordre symbolique : en venir aux mains (je pense au livre sur la boxe khmère, Poids mouche, paru en 2006 aux éditions du Mékong). Avine balance son poing « dans la gueule » d’un homme à moto qui fait assaut d’amitié (?) (Tchoôl, p. 27). Suivent les lignes :
« l’air carne »
C’est une rude entrée en matière avec la réalité du pays, que jouir du blanc-seing par un coup de poing, de chair à chair, de code à code, en adoptant un « air carne » : autant la viande dure que le mauvais caractère, le mauvais cheval, rien que de la chair et des mots mêlés. La « neuve chair » n’est pas encore acquise. Les guillemets disent une mise à distance : « l’air carne » peut être un cliché, une répétition de toutes les fois où Avine a l’air carne, s’incarnant tant bien que mal. Peut-être l’homme en moto est-il amical trop tôt ? trop tard ? alors qu’Avine fait son arrivée. Sanction du retard dans la parole de l’autre, coupure d’avec la socialité, réinscrites dans le texte, dans l’espacement d’un « air carne » / air crâne, Avine-la-mauvaise-tête, qui vient d’arriver quelque part, en poussant un cri de guerre.