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Discrètement évident, le / g / des guirlandes revient avec Ganesh.
Fuite d’air en fin de mot : shh.
Discret évidement (de la noix de coco) : une photographie de la pulpe blanche en passe d’être curée, c’est dans The Language Of The Birds.

Et :

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La noix de coco réassemblée, les parenthèses qui se soudent, voici la queue d’aronde. Parenthèses qui enserrent une queue d’hirondelle. Regardons-là, comme elle apparaît sur le tee-shirt de Padwin, pièce 99. Que vois-je, que je n’avais pas encore vu ? Si je regarde ce schéma comme le ferait un oiseau ?

Je vois un tronc débarrassé de sa tête. Le cou coupé : la réponse, on l’a vu, à la question du savoir de l’autre : « impossible-de-savoir-ce-qu’il-y-a-dans-une-tête-mieux-vaut-la-couper » (96/306). Plus exactement : ce schéma est la trace du tranchage, que j’avais défini comme l’entre-deux absolu (indépendant), bordé entre l’avant et l’après-décollation (séq. 39). Bordure temporelle, et bordure spatiale : le cercle définit un dedans et un dehors. Dedans, une ligne qui fait quatre angles.
Assez pour nous rappeler que la queue d’aronde est aussi un effet-personnage, pièce 85 par exemple :

ou pièce 35, dont le titre est « Queue d’aronde – Lille-Sud, 1994 » :

Effet-personnage écrivant, laissant une trace : « une étrange rayure noire », « une lézarde toute fraîche » , sur la « moulure médiane ». C’est bien au milieu que cela se passe : cela, l’inscription médiane d’une rayure qui gagne en profondeur, au point de devenir fente, crevasse.
(La lézarde est aussi la femelle du lézard, un saurien, titre de la pièce 98)
Le nom de cet effet-personnage, donné dans le titre, n’est plus mentionné autrement que par le schéma.
Assez pour nous rappeler l’astre lunaire et son croissant. Outre les sélénogrammes, donc : une représentation du cercle lunaire, du cercle noix de coco, du cercle du cou. C’est vrai des photographies suivantes, librement extraites de la pièce « 14. Tino-tu-restes » :

Lune hors de l’humain, qui permet l’écriture sélénographique, à portée de main mais inatteignable, comme les photographies le montrent. C’est aussi une rêverie : l’auteur en Pierrot (séq. 25), double de l’auguste, allusion au « frère » Jules (Laforgue) ; la main de l’enfant qui veut toucher la lune. Main noire et lune brillante, main blanche et lune noire, dans les deux photographies qui se répondent. Une tête en l’air, et non plus la « maxi-tête » : légère, décollée du corps « vautré sans tête » (2/11) : une bulle de savon translucide que l’on s’essaye à saisir, sachant bien que la saisir, c’est la détruire.
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L’entre-deux a son seigneur : Ganesh. La pièce 43 lui est entièrement consacrée.
« Ganesh est un monstre vivant.
L’érudition indianisante s’épuise, qui énumère ses attributs, ses colères et ses facéties. Dispersion géographique, onomastique exubérante, profusion et contradiction des récits. L’expertise philologique en perd son sanskrit, positivement : son scalpel ferraille à tout-va, mais il ne racle que de l’os. » 43/145
« Ganesh a mille noms, donc il n’en a aucun. Il a plus de mille naissances, donc il est hors du temps, hors de l’espace, et peut surgir n’importe où et n’importe quand. »
Ganesh est le nom de ce qui échappe au savoir pointu des spécialistes. Il ne pouvait pas ne pas séduire C. Macquet : de fait, c’est une figure cruciale de Dâh.
Du savoir, Ganesh ne permet à « l’érudition indianisante » qu’un raclement à vide de l’os, celui de la « carcasse raclée », rappelant celui du séjour à Tandil, que l’auteur a « raclé[e] (…) depuis trois semaines », sur les traces disparues de Gombrowicz. Au point que l’auteur a « senti une crevasse s’ouvrir en [lui] » (voir infra la « lézarde » et « l’étrange rayure noire »). Racler ne suffit pas : c’est la grande leçon, qui aboutit au tranchage, à la décollation (un étranglement poussé à son terme, ultime et définitif).
Entre racler et trancher, il y a « raser » : « Depuis longtemps, mon rat, je le voyais passer entre les deux Ganesh, derrière les trois scarabées géants, devant les jarres d’eau et les plantes en pot », 56/184. C’est une histoire de « viande crue », titre de la pièce 56. Le rat (que j’écris aussi « ras ») suit une ligne médiane : il rase et coupe entre les deux Ganesh, Ganesh dédoublé par division cellulaire, recoupé en deux par le ras à quatre pattes. Rat devenu Ganesh le temps que les signifiants jouent et fassent retour, tout comme les jarres d’eau qui se dessinent avec l’acuité visuelle du noir sur blanc soudain retourné en blanc sur noir :

Ganesh-rat, puis Ganesh-jarre.
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Viande crue, inquiétude du « mal-cuit[s] » (97/310)
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« Dans la tradition indienne, déjà, le bonhomme est passablement trouble. Il suffit de l’observer un moment : mi-humain, mi-pachyderme, il tient plus de l’horreur grimaçante ou du ridicule d’une créature infernale que de la majesté d’un grand dieu brahmanique. »
Nous y voici : face au « monstre vivant ». Je ne trouve pas de photographie de Ganesh dans Dâh : facétieux, comme l’auteur ; inquiétant, quel(s) visage(s) mettre sur son(ses) nom(s) ? Le Ganesh de Dâh est irreprésentable – c’est en fait Dâh lui-même. Si je veux voir Ganesh, je dois le chercher ailleurs, en suivant la piste de l’éléphant. J’ai halluciné une photographie de Ganesh : je ne la trouve pas (elle ne doit pas exister). N’y a-t-il pas, en rémanence visuelle, un « objet puissance », comme le petit clown ?
Sans doute pas. C’est ailleurs, au coin de l’œil, en vision périphérique ; comme « un texte de Vitrac / on assiste à la représentation de son retrait ». Ganesh serait de l’ordre du non-savoir, de la mise en suspension de contraires, de parenthèses (l’une ouvrante, l’autre fermante – elles permettent l’insertion, elles se montrent comme ente, inscrivant dans le corps du texte le paradoxe occidental et sa résolution orientale). Ganesh est LA parenthèse logique, typographique, culturelle et cultuelle.

(47/157), écrit l’auteur au sujet d’un texte de Roger Vitrac.
« Souder (maladroitement) les deux termes opposés » : les deux pièces de la queue d’aronde, les demi-sphères des noix de coco. La (maladresse) subit, elle aussi, l’entaille du greffoir. Mais si la parenthèse intercale le greffon (textuel) sur son support (textuel) et le montre, Ganesh est la greffe d’une tête d’éléphant sur le corps d’un enfant : greffon animal sur un corps humain, comme les monstres qu’évoque Vitrac, cité par l’auteur.

(47/157)
L’auteur rappelle l’une des origines les plus célèbres de la créature de Shiva :

(43/144)
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Il ressort de cette fable que Ganesh a partie liée avec l’enfance. La piste de l’éléphant mène à la pièce « 46. Les petits éléfants », où se nouent les parenthèses, l’enfance de l’auteur, sa mère, le picard boulonnais, et la discrète figure de Ganesh.

(46/155)
La paire enfant/éfant, où « éfant » est mis entre parenthèses explicatives, fait saisir au lecteur l’écart linguistique entre français standard et picard boulonnais. Distance indiquée comme telle (la parenthèse) ; mais la proximité typographique et sonore fait reculer cette distance : les deux mots ne font plus qu’un, associant l’« enfant-éfant » aux « petits éléfants » du titre, justifiant au passage l’écart orthographique du f à la place de l’attendu ph. Au condensat « enfant-éfant » ne manque que el pour pouvoir s’écrire éléfant : je l’entends dans « déplietesailes », soudure de l’injonction « déplie tes ailes » (vers 11 et 22), quitte le monde de l’enfance, ou reste enfant, mais envole-toi en « aile-éfant ». Motif de l’essor avien (qui renvoie de façon troublante aux titres des pièces « 73. Avien ? » et « 74.Nan, avien pon », picard boulonnais pour dire « elle vient ? – Non, elle ne vient pas ») ; essor suggéré en touches successives : « alouette Lulu » (vers 4), « ange », vers 14, 18, 22. Qu’un pachyderme soit associé au vol avien n’étonnera pas dans la culture du sud-est asiatique : une légende raconte qu’il est cousin des nuages par sa taille, sa couleur et son barrissement, semblable au tonnerre. Il pouvait, à l’origine, voler et changer d’apparence. Mais un jour, les éléphants se reposèrent dans un arbre au pied duquel se reposaient des élèves en compagnie de leur maître. Sous le poids des animaux, une branche cassa et tua des élèves. Courroucé, le maître maudit les éléphants qui dès lors ne purent plus voler, ni changer d’apparence : on dit depuis que les éléphants sont des nuages condamnés à marcher sur la terre. (voir Ecritures du monde, Bruno Lecat, 2015).
L’auteur-éfant est aussi l’éléphant du conte, qui doit déplier ses ailes et recouvrer sa liberté – le lieu nommé au vers 8 est « Le stade de la Libé ». L’allitération du [l] coule tout au long du poème 46 : du titre « Les petits éléfants», aux vers 4 : « alouette Lulu », 6 -7 : « laissez-les s’étrangler / laissez-les manquer d’air », 8 : «Le stade de la Libé », 10 : « il lisait l’eczéma et rachetait les verrues du quartier », ou encore « les donzell’’en résidence » (vers 17), où « donzell’ » ironiquement associé à « résidence » montre des ailes à contre-emploi, puisqu’elles sont refermées derrière les murs protecteurs des écrivains trop protégés, des pantouflardes qui ne ne prennent pas le risque de quitter leur pré carré (« crachat (thérapeutique) / sur les gonz’ à bourse », contre-figure de l’écrivain(e) que l’on paie pour écrire, en opposition radicale à l’auteur qui s’excentre, voyage, « su[e] sa consistance », se met constamment en danger physique et mental pour, éventuellement, écrire. Aussi : « crachat (thérapeutique) sur les canich’ / à nonoscar. » (vers 20-21) – l’élision du e final est un coup de griffe visuel, qui rappelle l’écriture de Cri & co.
Dans Cri & co, justement : on y trouve un rondeau, cette forme poétique médiévale née de la danse appelée ronde. C’est un rondeau double, intitulé » rœucueillœu l’o doubl’ en rondel « , où l’aile à déplier de « déplietesailes » était présente, comme la trace d’elle, dont le retour désiré « à co à cri » , comme celui de l’hirondelle, est chant poétique :

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Le pachyderme est associé à l’enfance lors d’un Noël (« Bonjour, les petits éléfants ! (1976, Noël PTT) », vers 26, l’éfant « rachetait les verrues du quartier » : appropriation imaginaire de ce qui sur, le corps, enlaidit et se mon(s)tre, d’une excroissance en mini-trompe ?
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La cinquième strophe du poème mentionne un nouvel avatar de Ganesh :

Ici encore, l’auteur noue Ganesh aux astres ronds de la lune et du soleil, au motif de la décollation, suggérée quelques pages plus loin, dans la pièce « 48. Réel ouvert – Phnom Penh, janvier 2017 » :


Ces vers ciselés tressent français et khmer : la guirlangue , on s’étrangle à ne la pas saisir. Au-dessus de la cuvette, souvenons-nous : le vomissement dans un rêve terrifiant (« puis un autre rêve, une épouse en cire, ses cheveux partent, exsangue, mâchoires Ramsès, respiration coupée, à la fin les dents-monstre, vomit la tête dans la cuvette », 7/29), la cuvette et l’ogive (« La cuvette et l’ogive / si vulnérables sous leur couette », 10/39) associées à une évacuation-essor (« Vider / Archibald, libéré, tout léger, s’élance sur la piste / la cuvette et l’ogive / pigeon / vider / Avine est prêt. », 10/53. Et ceci encore : « tit’ mèr’ / une hirondelle en formation / tit’ mèr’ / après le film du mardi soir, au fond de la cuvette des WC, je voyais l’annulation de mon centre », dans la pièce « 32. Sélénogrammes de la solitude Avine ». Cette cuvette, avatar domestique du gouffre, est liée à la chaîne mère/hirondelle/rond(e). On sait l’importance de l’hirondelle dans la queue d’aronde, elle-même liée tant à la lune qu’à Boulogne (Arundell, etc.) et à la mère de l’auteur. Tout tourne autour de ce rond, du « centre » projeté de l’auteur sur cette cuvette, capable d’en annuler le centre – ici encore, de revenir au chiffre zéro. Cette cuvette apparaît déjà dans Cri & co, dans le poème « copeaux » :

ainsi que dans le poème « o-gottogot » , clin d’œil à Ernst Jandl :

La « cuvette » est redoublée par les parenthèses vides, par les quatre voyelles « o » du titre : « o » aspirant par spires liquides, noyade redoutée. Vases étrangement communicants : que la cuvette devienne réelle, c’est la tête qui se vide (tête-cuvette).
Dans le poème 48, la cuvette ouvre sur le réel, contenant quoi ? Le « collant », le « coagulant », qui provient peut-être de la « Tête humaine tenue dans une main » : possible « maxi-tête déconnectée, avec des viscères sanguinolents qui pendent en dessous », évoquée par Varman-Rosée (69/212). Après décollation donc, et avant la noyade (« Noyer Māra pour sauver Māra ») de la tête : opération dont le résultat est zéro.

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Les poèmes 46 et 48 se répondent dans leur référence commune au bouddhisme. « Noyer Māra » (48), c’est noyer l’esprit qui tente de séduire le Bouddha Gautama. Ce dernier réagit en touchant le sol par « la prise de la terre à témoin » : la terre tremble, Gautama est éveillé, Māra disparaît. La terre tremble à Bandipour, au Népal, dans le poème 46, une heure après la rencontre avec le petit Ganesham. Le tremblement de terre est tremblement du corps dans la citation liminaire d’Artaud :

L’éléphant est bien là : Ganesham, ou bien l’éléphant que monte Māra, venu tenter Bouddha. Le secours vient d’une jeune fille, Phra Mae Thorani, déesse de la terre-mère. Elle essore ses cheveux pour noyer Māra. Phra Mae Thorani s’appelle aussi Neang Kong-hing, évoquée dans la pièce 75 des « notes » :

Condensat singulier, qui noue la femme khmère A-lys et l’hélice (l’hélice chakra de Vishnou, précise l’auteur dans une note de la pièce 43 : « Disque de métal, symbole du pouvoir temporel et intemporel. Dans certaines légendes cambodgiennes, le chakra est une hélice qui vole et qui décapite.« ) On retrouve à la fois le leitmotiv de la décapitation, du disque, de la double torsion des cheveux et du corps.

L’enfant à tête d’éléphant Ganesh, seigneur de l’entre-deux. Entre la décollation de l’enfant et la greffe de la tête par Shiva, le cou coupé, le rond du « réel ouvert », la béance reprise dans le motif du cercle (parenthèses, queue d’aronde, lune, cuvette), où vibre, à ce moment précis où le cou est encore à vif, la jouissance maximale, paradoxale (« Goulûment, avec détachement. », 48/161), où les corps doublement morcelés (l’enfant sans tête et l’éléphant sans tronc sont les restes organiques tombés dans la cuvette zéro – c’est la paire monstrueuse que l’on ne verra pas, monstre né des restes du monstre Ganesh) vont s’adjoindre au point (infini, inhumain, impossible) qu’
