46 | Ganesh, 2

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«  Réel ouvert – Phnom Penh, janvier 2017 » est une pièce médusante, puisque sans bord propre. Elle suit la pièce « 47. Le texte et l’effet-mère – Lille, juin 1991 (fragments) » et précède la « 49. Je n’ai jamais plié que par la douceur ». La pièce 47 (dont le style et la date nous suggèrent qu’il s’agit très probablement des restes d’un mémoire étudiant) est consacrée à Vitrac : quel effet ont eu ses poèmes et pièces de théâtre sur C. Macquet ? Je trouve trace d’une certaine influence dans l’adoption de la « non-réconciliation des contraires » capable d’engendrer, dans le sommeil de la raison, des « monstres qui, ayant nié l’état de poisson, de lion, d’aigle, se parent des formes de la femme, Sirène, Sphinx, Dragon », c’est Macquet qui cite Vitrac – mais il va au-delà de la citation : les monstres de Vitrac sont l’incubation de Ganesh, symbole à lui seul, dans Dâh, de tout monstre engendré par la coprésence des contraires. Dans L’Ephémère de Vitrac (1929), Macquet invente l’écho (ou le retrouve, ce qui est tout un) de sa propre chimère ganeshienne. A la confluence de Roger Vitrac et d’Antonin Artaud, qui, dans le cadre éphémère du Théâtre Alfred Jarry (1926-1929), a mis en scène L’Ephémère , Victor ou les enfants au pouvoir, etc. Macquet rejoue ici «  l’effet-mère » (47/158) :

Chez Vitrac, le corps du lion sans tête de lion, ou de la tête du philosophe sans corps de philosophe, appelle un « mère-effet », une soudure de la cause à ses conséquences. Ce principe d’a-causalité (qui est d’abord recherche d’une nouvelle et mystérieuse causalité) manifeste chez Vitrac et Artaud le refus du logos tyrannique, au profit de l’incantation : Artaud évoque les mots « pris dans un sens incantatoire, vraiment magique – pour leur forme, leurs émanations sensibles, et non plus seulement pour leur sens » (Œuvres complètes, tome IV, p. 149)Macquet écrit : «  archimagie : choisir un mot / être choisi par lui. » (47/157). La mère-effet, principe de causalité magique, devient « l’Ephémère » dans la bouche de l’enfant. Si le philosophe cherche, l’enfant trouve, rebondit dans le logos (« Si le langage parlé existe, écrit Artaud, il ne doit être qu’un moyen de rebondissement, un relais de l’espace agité » , O. C. p. 129) en en jouant : la solution naît d’un retournement des signifiants et non d’un dépassement logique inscrit dans une chaîne causale habituelle. Le « mère-effet » joué en « Ephémère » évacue toute hiérarchisation au profit d’un nouveau mot, doté du pouvoir magique d’évoquer le transitoire, aussi bien que l’insecte qui ne vit que peu de temps. La pièce 47 s’achève sur ce mot, condensant l’héritage de Vitrac et d’Artaud, le refus du logocentrisme occidental et de sa logique, l’assomption de la mère absente (la mère éphémère) par l’écriture poétique, une certaine vision de l’existence régie par l’impermanence des êtres et des choses. « Ephémère » clôt la boucle qui renvoie le lecteur au titre «  Le texte et l’effet-mère », chargé après coup de ces significations nouvelles. Dès lors, Ganesh résout l’après-décapitation qui lui a donné naissance. Il règne sur cet entre-deux du logos qui s’étrangle à le nommer alors qu’il a mille noms – je saisis alors qu’il s’agit peut-être moins, pour l’auteur, d’inventer une outre-langue ou une infra-langue poétique, qu’un entre-langue – Ganesh est hors du temps, né de l’éphémère décollation pour revenir dans l’éternel retour des signifiants qui jouent ; il est hors de l’espace – l’entre-deux serait la moins mauvaise métaphore pour dire où il se trouve, sans pouvoir le localiser (Ganesh serait tel le chat de Schrödinger, faisant de Dâh une sorte de poème quantique). Ganesh apparaît physiquement sur les pages de Dâh, jamais photographié, mais dans l’ente des parenthèses (l’entre des parenthèses, où le « r » épenthétique vient s’insérer – se greffer – comme le « r » du  » Merdre !  » poussé par Père Ubu au début d’Ubu roi de Jarry, I,1) qui le disent par évidement. La décapitation fait soudain apparaître le cou à nu de l’enfant, la rotondité de la cuvette et l’« annulation du centre » de l’auteur. Le cou prend alors la figure ronde du zéro.

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Je me souviens que Victor ou les enfants au pouvoir commence ainsi : « Et le fruit de votre entaille est béni », syncope d’un R, comme clin d’œil au R épenthétique d’Ubu Roi.

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Signalons que le mot  [mee], « mère » en khmer, signifie également le « chef » (vestige d’un antique matriarcat ?) ainsi que le « principe actif » :

(75/231)

Principe que je retrouve dans la pièce 86 :

« le curé fort marri de ne pouvoir convertir les Cambodgiens à la foi chrétienne / avec les Viets, ça marche / mais pas avec les Cambodgiens / parce que le papa et le fils / ça fonctionne bien avec la trique confucéenne / mais ça se dilue en terre khmère / où le principe directeur / c’est [mee] / c’est la vrille ophidienne / le dix-millième orgasme du poisson-labyrinthe / perché dans ma larvaire mémoire / ses dents n’apparaissent pas quand elle sourit / comme le trou des Geisha / le chant résout la nuit / » (86/255-256).

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La pièce 48, « Réel ouvert », s’appuie donc sur la pièce précédente. Sans bord propre, disais-je : le réel ouvert bée au bord de l’éphémère (fin du 47), appelé donc à disparaître ; bordé d’un pli, celui du titre de la pièce 49 : « je n’ai jamais plié que par la douceur ». Si le pli semble métaphorique, il n’en demeure pas moins, dans une économie libidinale, celui du désir de l’auteur qui se plie au désir de l’autre, « par la douceur » : il y a donc bord du désir. Le poème 48, entouré de ces deux pièces, s’ouvre sur la béance et se clôt sur l’indistinguable de la jouissance et de la perte. Se dessine une topologie du désir de Dâh, qui vaut pour l’auteur comme pour son lecteur. Qu’est-ce qui méduse, de Dâh ? Il me paraît qu’il n’y a pas plus juste appréhension du désir que le poème 48.

« Réel ouvert » répète le titre du poème et le deuxième vers. Trois béances, si effrayantes (ou sidérantes) qu’il faut à l’auteur la bordure du point final dans chaque vers du texte (à l’unique exception de «  Buste/bassin/piédestal/main/ », clos par la diagonale du désir tranchant le sein de la statue khmère, la tête de Ganesh) pour freiner la course désirante, autant que pour limiter une effusion de sens des vingt et une occurrences du khmer

dont le lecteur est réduit à conjecturer le sens. L’espace de la page est scandé par un rythme visuel qui fait alterner graphie décodée et graphie mystérieuse. Je sais que c’est du khmer, mais le sens m’échappe. Je scrute, et découvre qu’il s’agit du même mot répété. L’œil saute de trouée dentelée en trouée dentelée , alternées par les mots en français fédérés sous un titre qui bée. Dans ses Ecrits sur le signe, Pierce écrit que le signe «  s’adresse à quelqu’un, c’est-à-dire crée dans l’esprit de cette personne un signe équivalent ou peut-être un signe plus développé ». Le mot khmer signifie pour moi ce que j’ignore. Cette ignorance ne rend pas le poème incomplet pour moi : il est achevé, il me signifie mon incomplétude (l’ignorance d’une langue) et peut me faire regretter de ne pas la connaître, peut m’agacer de ces vides qui m’empêchent. Pour C. Macquet, qui connaît la langue, ce signe représente quelque chose (il faudra au moins que je demande à l’auteur le sens du mot) autant qu’il est un signe vers le lecteur. Qu’un texte soit inépuisable, c’est une évidence. Tout tourne autour de ce faire signe d’une manière si particulière (c’est-à-dire : sans la traduction en français des mots khmers, hormis « dâh » ). La psychanalyse lacanienne a montré ce qu’il en est de ce signifiant qui échappe, in fine, autant à son auteur qu’au lecteur. Ce mot khmer, au même titre que les mots français d’ailleurs, rebondit de l’auteur à moi qui le vois et qui en bée : ce signifiant khmer ne s’adresse à personne, mais à d’autres signifiants. A ceux qui avec lui alternent : les vers français, et aux vingt autres occurrences khmères répétées. Tous ces signifiants, j’essaie de les interpréter : faire qu’ils deviennent signes. Je rejoins l’auteur dans cette quête désirante : le désir de l’auteur ne sera jamais satisfait parce qu’il écrit, et Dâh est la trace des incessants détours du chemin le plus court vers la satisfaction du désir (sauver la fille à peau brune, sauver la mère). Moi qui lis et tente une analyse de Dâh ne fais jamais qu’emprunter un chemin bordé de point en point (d’un mot l’autre, d’un poème l’autre, d’un livre l’autre), mais infini, pour assouvir un désir impossible : tout saisir de Dâh. Cette trajection expansive semble régie par le principe du passage à la limite (la notion de transfini de Cantor) : l’arrivée à une limite génère un ensemble infini. Ma lecture répète les trajections de l’auteur et des nombreuses frontières qu’il a franchies, des pays où il s’est installé (Philippines, Cambodge, Argentine…) avant de repartir. Chaque arrivée s’est manifestée par la création de livres (cela est particulièrement vrai de l’Argentine, matrice de Luna Western, Desde Luna Western, et du Cambodge, pour le triptyque Kbach, Tchoôl et Dâh, sans évoquer les nombreux autres livres, muets ou non, qui précèdent et succèdent). Chaque arrivée semble avoir généré un ensemble infini : l’apprentissage de la langue, l’errécriture. En miroir, j’aborde chaque œuvre de l’auteur comme on franchit une frontière, pour découvrir l’infini de chaque texte, être sans cesse renvoyé à autre chose que je n’avais pas vu, que je découvre, et ainsi à l’infini. Voilà la raison du vertige qui me saisit à lire Christophe Macquet. C’est dire que la question du bord est critique.

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Le bord donc, que je perçois comme une frontière ronde – c’est en tout cas la manifestation imaginaire telle qu’elle apparaît dans le leitmotiv de la queue d’aronde, de la lune, de l’après-décollation de Ganesh. Puissance de Ganesh : c’est un nouveau condensat qui s’annonce d’abord par le bord rond de son cou, avant de signifier l’entre-deux, cet espace qui n’en est plus un, dont on ne sait pas bien s’il faut l’appréhender comme une zone grise entre deux espaces circonscrits, ou s’il en lui-même un espace, ou plutôt un mouvement qui permet de satisfaire, de façon ubiquitaire, l’être-ici et l’être-là en même temps. Espace et mouvement, en fait. Ce qui, bord à bord, viendra fermer la plaie ronde du corps de l’éléphant et du corps de l’enfant, c’est la greffe de la tête animale sur le corps humain. Ganesh symbolise la compossibilité de l’humain et de l’animal, et l’œil suivra cette suture «  le long des joints rebouchés » (48/160). De deux manques (les corps décapités laissés en restes nuls), Ganesh devient Un.

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Peut-être – sûrement – l’auteur se rêve-t-il en Ganesh (oralité, la trompe et l’alcool) : « L’éfant » (l’enfant en picard boulonnais), « l’éléfant » de l’enfance (le Noël 1976) ; la figure de Babar, créée par Cécile de Brunhoff («  Un Ganesh en tutu / (quand il y a des bars, il y a des Babars). », 51/168.

Ganesh, ce sont les éléphants que l’auteur, baba au rhum, voit, ivre de rhum ; et la langue déferle et s’affole en bouts rimés :



(20/71)

Ganesh-baba se dédouble selon le principe de la dualité dans « 71. La fille guaranie pure », et bégaie :



(71/218)

Ganesh-baba réapparaît pour dire un bord : «  Kâmpong Som, lieu de stupéfaction, la terre s’arrête baba devant la mer » ( 97/313). Le bord et la mer : l’auteur ne délaisse pas son imaginaire maritime. L’entre-deux de Ganesh est ce bord mouvant comme l’eau, que le phonème / gl / signifie à de nombreuses reprises (séq. 42 et suiv.). La pièce « 56. Viande crue » , associe intimement le tranchage et l’eau : «  Cigarettes, moteur coupé, coupée la pluie, coupé le vent, coupés les chants des étourneaux, coupé le glou-glou du radiateur, coupées les mains, coupées les marches de l’escalier, tapis s’enfonce, plancher vacille. » (56/182) La viande crue est soumise à une lame qui coupe tout, et rappelle les décollations à l’origine de Ganesh. Le « glou-glou » du radiateur me renvoie à la pièce 1 : « il buvait glou-glou-glou (dans la mangrove ) » (1/9). Le son / gl / évoque l’eau, ou bien un liquide tranchant : [l’alcool.] La fin de la pièce « 86. Enregistrements » associe explicitement viande tranchée, alcool et eau :

J’imagine le corps nu dérivant, le bloc de viande crue qui risque à tout moment d’être happé par les hélices. Vision crue, justement, comme la viande ( lat. class. crudus « saignant; cru, non travaillé (du cuir) », Cnrtl). Affreuse condition humaine, propre à vous plonger dans les affres de l’épouvante et de l’angoisse, à vous pousser à la noyade et à la découpe. C’est ici une crise violente, expiatoire, où le fantasme de tranchage traverse non pas Ganesh, mais le Je – l’accent autobiographique de cette première personne laisse penser que le Je est peut-être ici l’avatar le plus transparent de l’auteur.

Je reviens à la pièce 48, « Réel ouvert ».

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Renseignement pris auprès de l’auteur : la dentelle qui troue ce poème vingt et une fois,

se prononce / teuk ho / et signifie «  l’eau coule ».

Poème débondage de réel. Dans l’effluence des sens, dans la rythmique khmer-français. Il faut lire le poème à haute voix : s’entrelacent le khmer incantatoire et le français, la dentelle enfin comprise suspendue dans le blanc de la page et les vers en alphabet romain. Alors seulement je m’approche de ce « réel ouvert », sur le bord que trace, en frontière « éphémère » de la pièce précédente, l’eau qui s ‘écoule et qui emporte chacun des mots proféré dans ma langue. L’eau qui coule, héraclitéenne, venue loin en amont depuis la pièce 1, depuis « Héraclite-Falaise ». L’ouvert, le béant, bordé de ma lecture et contractile au rythme duel de la guirlangue franco-khmère, des «  bouffées de bonheur-désespoir » alors que l’auteur quitte la personne aimée. L’eau emporte la « main droite », puis le «  Buste/bassin/piédestal/main » : corps morcelé de l’autre, puisqu’on ne peut jamais l’aimer tout entier. C’est bien l’eau tranchante que l’on retrouve dans le poème 56 : «  coupées les mains ». L’eau emporte l’objet aimé et le change en souvenir d’objet ; l’amputation des parties du corps (main, tête) dit à la fois le morcellement du corps dans le désir amoureux, leur nécessaire oubli, le bonheur-désespoir éprouvé dans l’instant, puis dans le ressouvenir qui est la trace de la perte. On cède au médicament pour guérir de ces amputations : « Compresses de dessalement », « Onguents yaourt-védiques », mais rien n’y fait : ça ne marche pas, une fois dessalé – mis au courant, affranchi – on a perdu le sel ; les onguents ayurvédiques ne sont que pauvres laitages. L’eau emporte les illusions : «  Noyer Māra pour sauver Māra. » auxquelles on tient. L’auteur n’est pas Bouddha Gautama, peut-être est-il l’éléphant monté par Māra.

L’eau est solvant universel, qui emporte le « collant » et le « coagulant » de la tête humaine décollée (celle de l’enfant, mais aussi la maxi-tête, la tête de Méduse du Caravage ou de Jean le Baptiste). Les huit derniers vers emportent tout. Ils évoquent encore Ganesh dans «  Goulûment, avec détachement. » : désirer à pleine gueule, infiniment, et en finir avec l’objet du désir : le « détachement » est autant littéral – la tête ou le sein tranchés – que figuré. Ce serait la condition pour ne pas disparaître, ne pas être englouti dans le «  Réel ouvert ». Ce réel, c’est l’infiniment plein de tous les possibles, troué par cette ouverture du manque : l’impossible. L’impossible écriture achevée, l’impossible sauvetage de la mère, l’impossible connaissance de la terre entière.

L’Apparition du chef de Baptiste à Salomé, par Gustave Moreau

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Ganesh est hybride et se métamorphose pour mystifier (initier) le lecteur. Pour en faire un « myste à nuit khmère » (7/33). Il entre en piste dans la pièce « 64. Rimes », sous les traits d’un Jumbo déformé en « Chumbo ». Chaque strophe porte en elle une déformation lexicale, au troisième et quatrième vers, tel un indice de monstruosité. C’est d’ailleurs la coprésence du formel et du déformé qui participe au malaise, celui qui peut nous saisir à la vue d’un monstre. La rime en / ɔm / (allusion à la sainte syllabe sanskrite ? ) contamine jusqu’à la figure de l’éléphant, à moins que ce ne soit le contraire : Ganesh érigé en principe linguistique se dédouble et fait rimer les mots, dans un poème à forme fixe (trois strophes de six vers, chaque strophe portant un titre en blanc dans un cadre noir, telle une étiquette de produit – poème à la gloire des seins de Srey Mom, uniques, échappant à la marchandisation et aux trade marks). La dernière strophe, intitulée «  Éléphantôme », fait contraster des objets synthétiques avec « les seins bénis de Srey Mom » :

Sirène de P.T. Barnum 1842

Outre que les lettres blanches suggèrent un sélénogramme sur fond noir, un retour spectral de l’éléphant-fantôme qui prend les traits mouvants de Ganesh, de l’éfant, de la monture de Māra, de Ganapati (voir infra), elles annoncent le célèbre éléphant abyssinien Jumbo, vendu à Phineas Taylor Barnum en 1882. L’éléphant de cirque devient un objet manufacturé en « résine de Barnum™ », affublé d’un pluriel : « les Chumbos », et d’un « j » devenu « ch », peut-être à la manière argentine de prononcer certaines consonnes initiales. « Barnum » devient une marque de résine pour objets kitsch. La malice de l’auteur invente un avatar à Ganesh-Chumbo : « les citrènes des Fidji », déformation des « sirènes des Fidji », un célèbre canular du même Barnum qui fit exposer la momie d’une sirène. Il s’agissait en fait d’un montage taxidermiste, réunissant une tête de singe et une queue de poisson. Le fantôme de Ganesh n’est pas loin, qui moque une certaine illusion de la réalité, et trouve un écho troublant dans la dernière photographie du poème 29 :

On peine à identifier l’animal mort-né, qui prend place dans une tératologie de Dâh. Cadavre blanc sur fond sombre et cadre noir, comme les titres des strophes du poème 64. Un indice apparaît dans la pièce 41 : « cette forme rejetée par la mer, cette mammichose, lavée, blanchie, entortillée, cet ongulé bébé avec des dents de rongeur adulte, j’avoue que je n’en sais rien moi-même » (41/142), le non-savoir de l’auteur évoque bien un entre-deux indéfinissable, entre fœtus et adulte.

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Ganesh est une figure de l’autre : figure imaginaire réinventée par l’auteur, intextuée dans le corpus de l’œuvre, liant intimement le poète à une chimère mythique venue d’Asie ; figure symbolique saillante dans ses réapparitions, à laquelle l’auteur s’identifie ; corps fantasmatique soumis à la violence de la décollation, qui exprime le refus d’une logique occidentale, dialectique.


La déesse Chamunda, représentation du xie- xiie
 siècle du National Museum de Delhi
https://fr.wikipedia.org/wiki/Châmundâ

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Kâli, que j’ai évoquée au sujet de Sara-la-noire (111) et de Kâli-Châmundâ (114), est mère de Ganesh. «  Partie du fond jamais totalement recouvert, résurgence de l’enfoui, fils de la noire, de la féroce Kâli, il est Ganapati, c’est-à-dire Shiva comme seigneur des légions démoniaques. » (43/146). Alain Danielou, dans Mythes et dieux de l’Inde, le polythéisme hindou, la présente ainsi :

« Du front de la Mère aux sourcils froncés sort une déesse noire, terrible à voir. Elle porte une épée, un lacet, une lourde massue et, autour de son cou, un collier têtes de morts. Desséchée, vieille et hideuse, elle est vêtue d’une peau d’éléphant [peau d’éléphant symbolisant psychologiquement le désir incestueux de tout fils, envers sa mère, durant une brève période de sa tendre jeunesse]. La bouche ouverte, les yeux injectés de sang, elle emplit de ses cris les quatre coins du ciel »

Mère et fils sont liés dans le même désir de l’autre. L’auteur se fantasme en Ganapati fils de Kâli-Châmundâ : «  Archibald biberonne ses hérédités / le mal rôde et toi tu déboules avec ta gueule enfarinée / diALYSe / Kâli fait bon marché de ses desservants » (95/303). Cette mère effrayante hante les pages de Dâh («  ici depuis deux semaines, s’entraîne au kick-boxing sous la direction d’un master népalais, un petit gros avec une tête de Philippin, dans un temple dédié à Kâli qui surplombe le village, connaît beaucoup de choses (on discute de Paradjanov) » (101/333), « la sainte colère du maigre Avine au MoMa, le royaume des Kékés, le royaume des Saindoux, heureusement qu’il y avait la Bohémienne endormie, avec l’œil rond du lion (comme l’œil de la chouette de Kâli Châmundâ), et puis l’extase bleue des Monet » (103/353), « bonjour à la bufflesse Kâli (cinq ans), bonjour à la bufflonne Sany (neuf mois) » (103/354), « je pense aux Thugs, confrérie d’étrangleurs, sectateurs de Kâli » (103/357).

©C. Macquet

Chez Kâli, la statue de Kâli, exposée au Musée national de Phnom Penh, le sein tranché, photographié, rejoue le scénario de la naissance du sein en objet de désir : séparation d’avec le corps de la mère par section, hallucination du sein en image prégnante, puis identification du sujet au sein perdu :

(23/74)

ou encore : «  Kâli de la coupe aux lèvres / » (65/203). La « coupe » reprend l’expression « Il y a loin de la coupe aux lèvres », où « Il y a » est remplacé par « Kâli ». L’expression proverbiale signifiant ce qui éloigne le désir de sa réalisation, et donc, dans l’imaginaire de l’auteur, le tranchage, est signifié à la fois par la diagonale finale qui coupe l’expression de la suite attendue, et par le télescopage de la culture française et du panthéon hindou dans « la coupe » polysémique : coupe pour boire, coupe comme tranchage, coupe du vers.

La pièce « 76. Exergue à Cri & co » offre ces vers de l’empêchement, du froid avalé :

« […]

enfin, l’île, plus rien ne brille, tu sais, le morceau qui a chu et rêve

encore le feu et l’évidence de la Grande Terre

voilà

― boule froide au fond de la gorge ―

le non performatif

non à toute en-allée, à toute

respiration mélodique

comme si gobé le bout et impossible

à vomir chanter

à re-produire devant soi.  » (76/234)

« Gobé le bout » du sein de Kâli, de l’Une perdue.

Et Kâli la mère qui aime les fleurs, comme la mère de l’auteur : «  Kâli adore les fleurs d’hibiscus. » (29/98).

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La violence du tranchage métaphorique est aussi épiphanie : la décollation révèle le désir profond du poète (par les signes, être avec ceux qui sont en deçà des signes, comme si ce don de l’écriture, cette faculté créatrice, devait être sacrifiée – rendue sacrée – grâce à la décollation fantasmée, au bénéfice des « orphelins troués », des « pauvres de signes » et des « impétrants sans rive » (1/11). Dâh est aussi une crise sacrificielle, pour reprendre René Girard (La violence et le sacré).

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Comme Dâh est le sein rendu à la mère, en offrande, un renouementDâh se confond, en ce sens, avec la figure de Ganesh : l’entre-deux du poète et de l’autre.

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Au terme du poème 48, dans le ruissellement de l’eau, « On ne sait plus qui jouit. », « On ne sait plus qui perd. » Ces deux vers, tressés d’eau khmère, concluent à un non-savoir, une fusion avec l’autre dans la jouissance, et à un non-lieu – voilà, je crois bien, ce qui m’a tant médusé.