48 – Réinjection, 1

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− MÉD. Introduction d’une substance étrangère dans l’organisme. / Empr. au lat. injectio « action de jeter sur » ; au sens méd. en b. latin. (CNRTL)

Première et quatrième de couverture ©C. Macquet

« Eh bien, là où je vis maintenant, c’est vraiment en pleine cambrousse ! […] Et je me sens vraiment mieux là que n’importe où ailleurs au centre des choses. Dans la mesure du possible, j’évite d’être au centre des choses, je préfère de beaucoup être sur les marges ».
Wilfried Georg Sebald, « Chasseur de fantômes », entretien avec Eleanor Wachtel.

Pour aborder les photographies de Dâh, il faut revenir en décembre 2006, dans la solitude de la pampa argentine, à Tandil. Je n’affirmerai pas que là-bas, C. Macquet s’y sentait mieux que n’importe où ailleurs, mais simplement qu’il y voulait être ailleurs qu’au centre des choses – loin des métropoles, loin de Buenos Aires. Une nuit, il photographie ses propres photographies qui défilent sur l’écran de son ordinateur, pour ensuite réinjecter les nouvelles photos sur l’écran. Le processus est parfois répété. Les Réinjections Tandil sont nées. C’est le quatrième livre muet, qui sera publié, bien plus tard, en 2014, à Erevan. Ces Réinjections Tandil sont contemporaines d’un autre livre, Sélénogrammes de la solitude Avine, qui présente 21 photographies prises à la même époque, « un soir de décembre 2006 » comme il est précisé à la fin. « Le texte [des Sélénogrammesa été rédigé en Argentine, en 2012, puis corrigé et complété en Arménie, à la fin de l’année 2013 ». Si la reprise quelques années plus tard d’un travail précédent n’a rien de remarquable en soi, il faut néanmoins pointer ici plusieurs particularités, propres à la création de C. Macquet. Ces deux livres, conçus exactement à la même période et au même endroit, seront publiés huit ans plus tard en Arménie, là où se trouve l’auteur à cette date. Aucune coïncidence, si l’on réfléchit à l’analogie des média utilisés : la photographie, le sélénogramme (ou moonlight painting), l’absence de texte (livre muet) et le texte bilingue (français/arménien). L’invention par l’auteur, c’est-à-dire l’appropriation de média existants à une fin créatrice, résulte de la conjonction d’un état de profonde solitude (voir la séq. 40 | comment connaître | décollement) et de l’isolement géographique de Tandil, de son histoire (le massacre des Indiens, la dictature), de l’oubli complet de Gombrowicz, et de la découverte de la réinjection. Processus créateur qui se passe de mots (partis se faire voir ailleurs), nouvelle forme, comme l’est complémentairement celle de l’« ectoglyphe » qui crée son propre alphabet pour dire la solitude du spectre Avine. L’auteur a trouvé, dans les sélénogrammes et les réinjections, la forme capable de faire partager au lecteur un dit nouveau, traversé de nescience (la sélénographie s’écrit à l’aveugle, les yeux fermés), une antiécriture qui aussi bien est anté-écriture, évoquant le tranchage du corps imaginaire de l’auteur par les bords noirs. Tranchage symbolique de la langue devenue muette (la langue est coupée, littéralement), qui va de pair avec le retranchement géographique à Tandil, avec la tranche des quelques années qui séparent la prise des photos de leur publication, accompagnée d’un texte composé ensuite. Temps de maturation, de distanciation, de réinjection dans l’actualité d’alors (2012-2013) de matériaux créés plusieurs années en arrière. A ce tranchage, il faut ajouter deux nouvelles langues qui font aussi écran : l’arménien et le russe.

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Le russe et le français sont les langues de la citation du roman de Boulgakov, Le Maître et Marguerite. Double exergue bilingue, qui fait écho à la couverture où l’on lit le titre français et, on le suppose, sa traduction en arménien.

On retrouve le dispositif de la double exergue dans Dâh, avec le chant bushman de la prière à la lune, puis la citation d’Amédée Gréhan évoquant les cent huit femmes noyées de L’Amphitrite. Desde Luna Western, qui répond à Luna Western en miroir (celui-là étant la « supertraduction » de celui-ci, voir séq. 7|  aronde ), propose lui aussi une manière de double exergue : une citation de N. Olivari en espagnol, traduite en français par l’auteur. Bien plus, Desde Luna Western, publié la même année que les Sélénogrammes de la solitude Avine (2013), propose douze photographies empruntées à la série «  Réinjections », au cœur des Réinjections Tandil – et l’on saisit alors qu’un même matériau se dissémine dans plusieurs œuvres, toutes publiées la même année.

L’ouverture de ces livres est faite sur le mode de la réduplication : d’une langue à l’autre, d’une langue à elle-même. Il importe que les sens circulent entre les pôles, qu’il n’y ait pas figement du sens, mais labilité. Le sens, comme l’auteur qui le déploie, ne cesse de franchir les frontières géographiques et linguistiques.

Comme c’est le cas pour Dâh, la citation au seuil des Réinjections Tandil a une valeur programmatique, en ce qu’elle annonce et condense les motifs que le livre va déployer. Les lignes de Boulgakov constituent le seul texte, là où les mots se laissent voir, pour disparaître de la vue sitôt la page tournée, au profit des photographies originales et réinjectées du « livre muet ».

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Le premier titre des Réinjections Tandil était Ecrans Tandil. L’écran est ici décliné sur plusieurs registres. Ecran linguistique de l’arménien et du russe qui déroute le lecteur ignorant ces langues. Comme pour le khmer dans Dâh, il faut prendre son parti de ces trouées de sens. « Ecran » traduit le mot espagnol « pantalla », qui signifie à la fois écran et abat-jour.

Ecran physique de l’abat-jour d’une chambre, qui colore de rouge l’ambiance du processus de réinjection sur l’écran de l’ordinateur, avatar technique. Le substantif « rouge », évidemment absent du livre muet, l’irradie pourtant de sa présence secrète.


« C’est alors que, jetant les yeux sur le monde qui l’entourait, il s’étonna du changement qui s’y était produit. Le buisson aux branches chargées de roses avait disparu, comme avaient disparu les cyprès qui bordaient la terrasse supérieure, et le grenadier, et la statue blanche dans sa niche de verdure, et la verdure elle-même. A la place de tout cela flottait une sorte de viscosité pourpre, où des algues ondulaient et nageaient on ne sait vers quelle destination, et parmi elles, nageait Pilate lui-même. Il se sentit maintenant emporté, étouffé, brûlé par la rage la plus terrible – la rage de l’impuissance ; – J’étouffe, proféra Pilate, j’étouffe ! » (Boulgakov, Le Maître et Marguerite)

Je rapproche l’expérience du personnage de Ponce Pilate qui étouffe de rage impuissante avec la pièce « 32. Sélénogrammes de la solitude Avine » de Dâh, qui reprend le texte français du livre Sélénogrammes de la solitude Avine  de 2013. J’ai déjà évoqué l’expérience du froid intérieur, ressenti pendant les deux mois passés sur un balcon à Tandil. Il s’agit là de « capter » « l’irruption » – du flux des pensées, des glyphes de lune tracés en aveugle – et sans doute aussi de capter un certain savoir, mais par la pratique sélénomancique : « la solitude Avine / elle vous laisse tirer les vers du ciel comme un oiseau triste » (32/114). L’auteur y vit là l’expérience de la solitude à la fois subie, et désirée, comme seule vie possible à ce moment-là. La pièce 32 de Dâh reprend le texte du livre de 2013, le rendant plus effilé encore. L’auteur a fait disparaître le texte en arménien, et remplace les virgules par des diagonales : le rythme est plus haché, la pause plus longue, le trait plus grand. Cette accumulation de coupes syntaxiques n’est pas si loin de multiples prises photographiques dont les cadres découpent champ et hors-champ.

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Une discrète mention est faite dans cette pièce 32 de la couleur rouge :

Le lien intertextuel avec Boulgakov est chromatique. Je le garde en tête, à relier l’année 2013 et Tandil aux Réinjections TandilSélénogrammes de la solitude Avine et Desde Luna Western. Relisant la citation du Maître et Marguerite, je relève les «  branches chargées de roses » et le « grenadier » qui ont disparu, laissant place à « une sorte de viscosité pourpre ». Le pourpre appartient à la gamme chromatique du rouge, couleur de l’« écran » (« pantalla »), ou abat-jour, qui va tamiser la lumière électrique et déteindre sur les réinjections de Réinjections Tandil, sur le vers « Macquet-la tête rouge » des Sélénogrammes de 2013, repris dans la pièce 32 de Dâh. Les deux couleurs dominantes des Sélénogrammes de 2013 sont le noir (« Macquet-la tête noire / les yeux fermés », pièce 32) et le rouge orangé de la lumière artificielle extérieure des rues de Tandil. Macquet cite Boulgakov, il lui emprunte cette vision saisissante de Ponce Pilate, qui ordonna la crucifixion de Jésus (rhizome possible au thème crucial de la croix, cf. 34 | crucifiction, clous de l’errance), et qui découvre un monde où la rose, le grenadier, le cyprès, la statue blanche ont disparu, remplacés par l’inquiétante « viscosité pourpre ». Soit un liquide qui englue, sans fluidité, le regard – comme une noyade dans son propre sang.

©C. Macquet

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Il n’est pas anodin que le titre retenu par l’auteur, Le Maître et Marguerite, inclue le prénom de sa mère que je retrouve explicitement dans la pièce « 103. Cinéma : le jardin de ma mère » :

soulignant ainsi le lien organique qui unit la mère et son fils à travers la création poétique, qui permet de faire revenir l’absente en mandorle fleurie. Le couple du titre du roman, le Maître et son amante Marguerite Nikolaïevna , est nouvel avatar du couple fils – mère. Marguerite Nikolaïevna est prête à vendre son âme au diable pour sauver celui qu’elle aime, le Maître, écrivain dont le manuscrit a été refusé. Marguerite est celle qui sauve le Maître. Dâh offre au lecteur ces deux figures, mais inversées : le sauveur de la mère souffrante est son fils. La rose de Boulgakov revient dans le quatrième diptyque de Tandil, contaminée par la viscosité pourpre de l’abat-jour. La rose, on se souvient que le narrateur l’avait jetée du haut d’un pont dans Dâh (voir les séq. 22 et 23, les noms de la rose), avant de réaliser que cette fleur, si un jour elle atteignait la mère ainsi honorée et fleurie, ne pourrait jamais autant signifier que d’écrire Dâh. (51/168). Il n’est de plus émouvante offrande que cette rose prise dans le treillage ou le trémail du RE des opérations photographiques et scripturaires.

©C. Macquet

Il faudra revenir sur l’herbier Dâh.

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Dans le jardin disparu de Pilate se dressait «  la statue blanche dans sa niche de verdure » : je la retrouve sur une page des Réinjections Tandil, non sous la forme d’une réinjection, mais d’une photo originale. Dans le dernier diptyque, elle reviendra dans le creux d’une main.

©C. Macquet