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Les Réinjections Tandil flottent dans le pourpre : Indiens Mapuches exterminés à la fin du XIXe siècle par Julio Argento Roca dans la «  Conquête du désert », qui fut en réalité un génocide ; massacre en 1872 de 36 « gringos » par les gauchos de Tata Dios autoproclamé « sauveur de l’humanité » ; crimes de la dictature militaire, responsable de quelque trente mille victimes dans tout le pays entre 1976 et 1983 ; sans oublier le meurtre quotidien des vaches.

Certains diptyques de Réinjections Tandil sont traversés par cette histoire sanglante.

©C. Macquet

A gauche, le bourreau armé, un séide de Tata Dios ( Jerónimo de Solané) prêt à tuer sa victime, une immigrante fraîchement débarquée. A droite, la présence des barreaux évoque l’univers carcéral. Ce huitième diptyque décline une variation chromatique autour du rouge, du violet froid lié au massacre à l’orange plus chaud, en accord avec le discret sourire du personnage qui se sait photographié. Deux réinjections sinistrogyres, toutes en diagonales. A gauche, une possible évocation des tueries du XIXe siècle. Le tueur à gauche trouve un écho contemporain dans le vieil homme de droite, qui semble signifier : est-ce de moi qu’il s’agit ? Je repense alors à un ancien « récit photographique » de C. Macquet, que j’avais évoqué dans «  De la disparition des Récits photographiques » :

©C. Macquet

Récit 70, « Le fascisme argentin ». Un homme âgé, personnage central de la photo, debout, au garde à vous ou fixé dans la marche, derrière une haie de roses, dans un jardin public ?, sur fond urbain de bâtiment public blanc qui permet au sujet de se détacher. La photo est prise à Entre-Ríos, en Argentine. N’était le titre, j’y verrais un retraité, un promeneur grave, absorbé par quelque chose, quelqu’un, en hors-champ, ou sous le coup de sombres pensées. Mais le titre, par sa charge historique, confère au personnage une aura terrible. Est-ce un militaire de la junte à la retraite ? Un bourreau du dictateur Videla ? La haie de roses est d’autant plus troublante ; les fleurs s’effacent, les tiges évoquent des barbelés, la chemise du vieil homme prend une teinte kaki. Le personnage devient allégorique, il incarne à lui seul le fascisme argentin. La photo unique devient un moment de l’Histoire, le « récit » est fait par nous, spectateurs, qui comblons l’ellipse, l’implicite. »

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Annonce faite à Marie.

Tandilaryen (39/138).

Réinjection faite à Malys (77/235).

Tandil-à-rienjection (95/304).

L’écran se réinjecte de sang.

De sang et de céleste.

Les deux couleurs primitives argentines.

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Autre fil rouge et céleste donc, celui du fascisme argentin. L’auteur prend en photo un bas-relief de militaire argentin du XIXe siècle, où deux croix gammées ont été peintes. La photo apparaît quelques pages plus loin, passée au crible d’une triple réinjection sur l’écran de l’ordinateur, elle-même photographiée et imprimée. Les algorithmes ont modifié couleurs et contrastes. Le regard du militaire est éclairé de bleu-blanc, comme si noir et blanc avaient été inversés. Les yeux semblent regarder à sa droite, non plus à gauche ; la couleur blanche de la croix gammée se détache avec la même netteté que le nouveau regard. Les nuances de mauve (rouge et céleste), absentes sur la photo originale, vaporisent les images, créant un halo sinistre qui répond aux deux croix gammées et au génocide perpétré lors de la « Conquête du désert », appellation unanimement remise en cause par l’historiographie argentine.

©C. Macquet

Réinjections Tandil met en scène photos originales et photos réinjectées – ce dispositif sera repris dans Dâh. Comme pour les textes, C. Macquet use de la disjonction dans ses réinjections. Le lecteur ne découvre pas côte à côte l’original et sa réinjection – une telle disposition ne convenait pas au régime de lecture que l’auteur voulait mettre en place : une tension entre les textes et les images, permise par la distance physique entre eux à l’intérieur d’un même livre, et d’un livre à l’autre ; par la distance temporelle qui sépare la date de création et celle de la publication ; par la distance géographique inhérente (Argentine / Arménie) ; par la distance linguistique entre les langues (français, arménien, russe…). Cette disjonction systématique renvoie dos à dos les « doubles » ainsi créés – je reviendrai sur cette notion de « double », qui reste à interroger – , leur conférant, de par leur isolement d’avec leur « original », une autonomie, qui tient autant au retour du spectre qu’à un principe de répétition, véritable soubassement dynamique de toute l’œuvre.

Pareille dynamique n’a rien d’un simple jeu formel. Elle ressortit plutôt à une « mise en acte conceptuelle de la notion même de représentation », pour reprendre les mots de Philippe Dubois dans L’Acte photographique, autant qu’à une nécessité impérieuse qui nourrit la poétique de l’auteur.

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Mise en acte conceptuelle, donc. Réinjections Tandil, dans le déploiement de photos premières dans l’ordre de leur création (plutôt qu’ « originales ») et réinjectées, dévoile le processus de création, le rend visible au lecteur. Devant l’œuvre en trois dimensions «  Une et trois chaises » de l’Américain Joseph Kosuth, datée de 1965, on observe une chaise physique, entourée de sa photographie en noir et blanc, et d’une entrée de dictionnaire définissant le mot anglais « chair », chaise. Soit un objet entouré de ses doubles linguistique et iconique. Là où Kosuth utilise la coprésence de l’original et de ses doubles, C. Macquet choisit la disjonction et la métaphore poétique. Si je voulais poursuive la comparaison avec Joseph Kosuth, je retrouverais un double linguistique, la citation de Boulgakov choisie par C. Macquet pour la proximité thématique qu’elle offre avec Réinjections Tandil : le couple écrivain / Marguerite, le regard qui saisit un monde qui se soustrait, la présence des fleurs et de la statue, la viscosité pourpre liée à l’étouffement. Ce double linguistique est indirect, intertextuel, plus éloigné du dispositif photographique (qui met d’ailleurs en scène une constellation de diptyques que l’œil ne peut embrasser en une seule fois) que ne l’est la photo en noir et blanc de la chaise de Kosuth. Je trouverais aussi le « double » iconique, sous la forme de la photo réinjectée à l’écran. Réinjection de l’objet « chaise » de Kosuth en sa photo sur le mur, réinjections de photos premières sur un écran d’ordinateur. La comparaison formelle s’arrête là : Kosuth arrête le processus aux « trois dimensions » de l’installation, Macquet multiplie les réinjections au sein de Réinjections Tandil, les inserts dans Desde Luna Western et dans Dâh, la répétition tronquée des Sélénogrammes de 2013 dans Dâh. La représentation, ou son questionnement incessant, est vertigineux.


https://www.centrepompidou.fr/fr/ressources/oeuvre/c5jdxb

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La structure des Réinjections Tandil repose sur un ensemble de vingt-six photos, que je choisis de lire en treize diptyques – mais je feuillette le livre, et l’expérience est différente. Des treize diptyques, sept proposent deux photos réinjectées (R / R). Quatre autres proposent deux photos premières (P / P), tandis que deux diptyques (les cinquième et sixième) offrent une paire dissemblable techniquement, P / R pour la cinquième paire, R / P pour la sixième. Art de la variation, penchant vers une régularité dans l’appariement des photos, ainsi que dans l’ouverture et la fermeture du livre, qui se fait dans les deux cas sur une paire R / R. L’expérience du feuilletage modifie la perception des paires photographiques, et donc de « l’original » et de son double : on passe ainsi de quatre paires P / P à une seule, de sept paires R / R à trois, tandis que croît le nombre de paires P / R qui passe de un à quatre, et de un à quatre également pour la paire R / P. Bref, ce découpage fonctionnel montre que l’expérience de lecture influe sur la perception que le lecteur aura de l’antériorité de la photo première par rapport à son « double ». L’expérience des lectures par diptyque ou par feuilletage omet celle de la lecture aléatoire : il reste que ce dispositif de réinjection photographique rebat systématiquement les cartes. On choisira la saisie synoptique des deux pages ouvertes, l’apparition / disparition de la photo d’une page tournée à l’autre ; mais ces réinjections ne cessent, finalement, de mettre sur un même plan la photo première et sa réinjection, qui n’est jamais copie mais recréation. La présence conjointe de la photo première et de sa réinjection balaie la question de l’antériorité de l’une sur l’autre, et interroge la supposée primauté d’un «  original ». Ce que ne manque pas de souligner Clément Rosset dans Le Réel et son double : « …toute duplication suppose un original et une copie, et on se demandera qui, de l’« autre événement » ou de l’événement réel, est le modèle, et qui le double. » (voir séq. 40 | poinçon 198). Ici, la photo première (P) et sa réinjection (R) voient leur rang d’apparition brouillé par le dispositif du diptyque qui fait varier les combinaisons P / R. ce brouillage amène donc à reconsidérer, dans l’espace des Réinjections Tandil, la nature propre de chaque photo, P ou R.

Extraction de deux photographies, ©C. Macquet

Je reprends les deux photos : la première, dans l’ordre du livre, est la première photo prise (P), ci-dessus à droite. Elle est visible dans le troisième diptyque, occupant le lieu de la sixième photo. La deuxième se trouve dans le onzième diptyque, page de gauche. Je dois tourner huit pages avant de la voir, et réaliser qu’il s’agit d’une réinjection de P. Contre l’illusion de ne voir là qu’une copie, retravaillée certes mais copie quand même, je poursuis la lecture de Clément Rosset : « On découvre alors que « l’autre événement » n’est pas véritablement le double de l’événement réel. C’est bien plutôt l’inverse : l’événement réel qui apparaît lui-même comme le double de l’« autre événement ». Si je reprends à mon compte ce raisonnement, appliqué aux Réinjections, j’en conclus que la photo R n’est pas le double de la photo P, mais que P double R. L’autre n’est pas donc à rechercher dans R, mais dans P. Bien plus, P et R, comme deux originaux qu’ils sont, se maintiennent dans un rapport d’aimantation mutuelle, s’excluant mutuellement, mais interdépendants, chaque photo agissant comme l’autre de l’autre.

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C’est aussi au dispositif même de la réinjection qu’il faut imputer l’originalité qu’elle confère à son objet. J’ai évoqué plus haut la charge symbolique forte dont les algorithmes lestent l’image : regard inversé, lumière blanche, halo rouge orangé, permettant de voir dans cette réinjection une prise de position idéologique visant à surenchérir dans la dénonciation du fascisme argentin.

J’en viens donc à la question du cadre dans ces Réinjections, outil imaginaire et symbolique au service d’un thème majeur de l’œuvre tout entière. Le cadre est d’abord indiciel : il signifie au lecteur qu’il a affaire à une réinjection (voir l’analyse de la séq. 36 sur les deux photos de la pièce 26, « The Golem and the Chinese Bride »). Ce cadre traditionnel disparaît au profit de cadres multiples dans certaines réinjections, comme c’est le cas ci-dessus. C’est devant l’écran d’un ordinateur que se joue la réinjection. La chose vue in situ, photographiée, défile sur l’écran qui devient sujet de la nouvelle photo (c’est la représentation qui est représentée), et ce à plusieurs reprises. Chaque nouveau cadre signe une nouvelle réinjection. Je pense aux changements d’espaces, de celui du terrain, en extérieur, à celui de l’ordinateur, intérieur. Les échelles changent, la distance au sujet s’amenuise : à une longueur de bras. Le sujet extérieur est devenu information numérique, pixels sur l’écran. La photo première va être recyclée, réinjectée, devenir l’autre de la première. L’expérience photographique change de nature, dirait-on : le premier instant photographique a sa propre temporalité (tout le bas-relief de ce militaire argentin est enregistré, d’un seul coup, une fois l’obturateur déclenché, sans retour possible sur l’image capturée) ; elle laisse place après coup à l’instant perpétuel de la photo, qui a figé la réalité. Ce figement, C. Macquet le remet en jeu : par les réinjections, il crée autant de nouveaux bords qui mettent P en abîme, la forçant à devenir sujet d’une nouvelle photo – en cela, la démarche est conceptuelle, puisqu’elle pointe l’index sur le processus (cf. 138 et Authorization de Michael Snow). C. Macquet aboutit ainsi à une composition. La photo R du militaire argentin repose sur un équilibre géométrique : la P devenue R1 (pour « 1ère réinjection ») est bordée d’un cadre légèrement sinistrogyre, elle-même incluse dans le cadre franchement dextrogyre de R2, lui-même inclus dans le cadre horizontal de la photo dernière (D). Il est des compositions plus vertigineuses, tant formelles que thématiques :

©C. Macquet

Cette photo R apparaît dans la dernier diptyque des Réinjections TandilLa photo première en est absente, je me surprends à la chercher. Que voit-on ici ? La statue d’une sainte en prière, bras croisés sur le cœur, la tête penchée à gauche pour moi qui la regarde. Il s’agit en fait d’une statuette tenue dans une main – je distingue quatre doigts (ensanglantés ?) et un peu de la paume. Premier brouillage, car je m’attendais à une statue grandeur nature, comme celles qui apparaissent dans les autres pages. Cette photo P est réinjectée, devient R1 dans une diagonale dont l’angle se ferme et me donne l’impression d’une chute, accentuée par la tête penchée de la statuette. R1 devient R2, dans un nouveau cadre noir (celui de l’écran), inscrit lui-même dans le cadre de D (photo dernière) qui vient corriger le déséquilibre. La photo P est prise en plongée : Vierge au fond d’un puits, femme noyée et retenue par une main (celle de l’auteur ? Du photographe ? De l’auteur-photographe ?). Je retrouve ici un thème qui sera majeur dans Dâh – le sauvetage de la femme aimée.