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Les doigts sont teintés de rouge, qui tiennent délicatement la statuette. Photo éminemment fantasmatique, si l’on songe à l’imaginaire maritime et christique qui nourrit Dâh : tombeau des cent huit femmes noyées de l’Amphitrite le 31 août 1833 (séq. 13) au large de Boulogne, noyade de Kunthea, jeune prostituée de trente-trois ans dans les eaux du Mékong (65/201), pièce n° 33 disparue des « Récits photographiques » (61/195), trente-troisième étage évoqué dans la pièce 53, référant au trente-trois anges du panthéon indo-khmer. Je pense alors à la date symbolique de la mort du Christ, trente-trois ans (symbolique puisque doublement trinitaire), à la figure christique à laquelle Dâh assimile la femme exclue, stigmatisée : Kâli, la Vierge noire, Marie, la Ramasseuse d’épaves de Tattegrain, la Gitane à peau brune, Sainte Godeleine, et bien sûr Marguerite. Le motif de la croix (voir les trois séquences intitulées « crucifiction ») achève d’enrichir cet imaginaire consacré à la figure féminine que l’auteur veut sauver.
Aussi les doigts teintés de rouge évoquent-ils le sang : je pense au sang du Christ, d’abord, qui coule de ses plaies durant la Passion. Le Mont Calvaire où fut érigée la croix du supplice tire son étymologie latine de « calvariae locus », « lieu du crâne ». Ce crâne-golgotha revêt dans Dâh la forme de la maxi-tête inconnaissable, qu’il faut trancher : « une maxi-tête déconnectée, avec des viscères sanguinolents qui pendent en dessous » (69/212). La couleur sang sur les doigts est aussi, et surtout, celle de la décollation fantasmatiquement désirée. Main tendue, après décollation, gage de la nescience nécessaire pour s’échapper. Main qui tient symboliquement la femme sauvée des eaux (ce O si présent dans toute l’œuvre, dans l’« œ » de Cri & co, dans la rotondité de la cuvette qui « annule le centre », dans le leitmotiv visuel de l’œuvre photographique, dans l’« O ! A ! » qui scande la langue, dans la queue d’aronde et le cou coupé). Main débarrassée de la tête pensante, détachée du corps et rêvée ensuite en grotte où l’auteur retiré s’observerait (« Sur le seuil de ma grotte, trou lumineux devant, depuis de longues années, passé maître dans l’art de négliger l’art », 96/306). Décollation magico-poétique fructueuse : la tête sans corps devient refuge, lieu de retrait, « locus solus » propice à un désormais possible retour sur soi, fût-ce au prix d’un double narratif : « Descends au cœur de ta laideur, Padwin, lui dis-je ». Les diptyques photographiques des Réinjections Tandil, qui creusent l’espace du regard par la multiplication des cadres, offrent l’image de cette grotte visuelle, où pointe au fond une lumière inconnue. Ce point lumineux brille en négatif dans la pièce « 24. Avine achète une rose » : « l’idée, quand X se tient de l’autre côté, je lui dis : je t’entends, je m’adresse bêtement à ce point de nuit qui palpite au centre de la lumière » (24/77).
La statuette au creux de la main m’évoque le « perinde ac cadaver », « semblable à un cadavre » d’Ignace de Loyola : s’il n’est pas question ici de l’obéissance apostolique ou ascétique des Jésuites, j’en retiens l’image de l’immobilité cadavérique, du blanc exsangue de la statuette et des statues, des cent huit victimes du naufrage, et du sauvetage symbolique que sont les photos réinjectées.
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La multiplication des cadres, pour autant que l’auteur voudrait la prolonger, est à un moment stoppée : par le cadre de la photo dernière, elle-même circonscrite par les bords physiques de la page du livre, où la coupure est ultime. Donner un cadre au(x) cadre(s) relève du désir ambivalent de ne pas cesser de photographier, tout en sachant que le bord ultime finira par trancher. Cela peut être une façon d’entretenir une illusion de maîtrise du sujet photographié, en repoussant à chaque réinjection la frontière de la réalité (il y a toujours un bord tranchant), en expulsant de sa perception le figement de l’image par cette dynamique des cadres. La coupe finale fixera néanmoins cette dynamique. L’autre toujours recherché, incessamment recadré, échappera toujours, enfui dans le hors-champ. Publier signe la fin de l’illusion de maîtrise.
Regardant la photo qui fait pendant à la réinjection de la statuette, et qui clôt les Réinjections Tandil, je pense à Paul Klee. Aventures de lignes, de pastels en rouge orange vaporisés dans cette aquarelle de 1930 (Blanc polyphonique, 1930), de cadres qui deviennent volumes dans Livre ouvert (1930).


La dernière photo réinjectée de Tandil bée autour d’un halo blanc, que reprend le cadre blanc des fonds perdus, créant ainsi une trouée visuelle sur un paysage morne. Le halo blanc de l’écran, un temps empêché par les cadres qui le bordent, resurgit finalement dans le blanc des bords perdus de la page : effusion de blanc, évidement de l’image qui rappelle les évidements de Cri & co, les parenthèses embrassant le blanc du papier pour former les fûts vides des cocotiers, ou bien encore la noix de coco dépulpée (séq. 44).

Expérience déclinée imaginairement dans le motif visuel vertical du puits, horizontal de la grotte, que je retrouve dans d’autres photos sur le site de l’auteur : couvertures des livres muets Anoche hubo una tormenta, A oscuras, ou du livre L’Oiseau, récit physique.


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J’avais évoqué, au sujet des « Récits photographiques » de C. Macquet, le motif récurrent de l’oeil-miroir, du rond, qui hante nombre de photos comme le double spectral de l’œil qui prend la photo. C. Macquet citait Antonio Machado dans le récit 67 (disparu) : « ojo que ves / no es ojo porque lo veas / es ojo porque te ve », « L’œil que tu vois / n’est pas œil parce que tu le vois / il est œil parce qu’il te voit ». Les blanc béants des couvertures ci-dessus évoquent « l’oeil inimaginaire » (titre d’un récit 102 disparu des « Récits photographiques »), à la fois inimaginable comme le réel qui fuit, que le blanc des fonds perdus métaphorise tout autour du livre Tandil que l’on tient dans les mains, et imaginaire comme toutes ces photos qui sont autant d’autres scènes où se joue l’histoire sans cesse répétée d’une effusion du sens, de la tentative de son confinement par des bords. Ce que répètent les réinjections, c’est le débordement d’un sens qui échappe – et l’expression typographique de « fonds perdus » n’a jamais été aussi juste.
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Ces photos de béance happent l’œil vers une destination inconnue, comme la couverture de L’Oiseau- récit physique le montre. La silhouette féminine marche résolument vers un un au-delà nitescent, portée par un désir inconnu. Cette femme, c’est la pulsion scopique tendue vers la jouissance de sa satisfaction, en un trajet aveugle à ce qui l’entoure. C’est là le propre du manchon que ces photos mettent en place autour du lointain point focal : manchon de verdure, manchon minéral, manchon obscur. Une invitation au gouffre, que les fonds perdus blancs du livre des Réinjections Tandil ne parviennent pas tout à fait à border : le blanc déborde du fond fantasmatique de la photo vers le cadre et s’échappe.
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Ces fonds perdus trouvent leur écho dans la « cire perdue » de Dâh, qui offre de nombreuses photos réinjectées. J’imagine Dâh comme un tonneau ouvert et dont le fond aurait été, lui aussi, perdu (ce que suggèrent le titre des pièces « Fond d’fût » 39 et 41), dans lequel l’auteur ne cesserait d’injecter du sens que rien ne retiendrait : le flux ininterrompu des 108 textes et 108 photos de Dâh. Les Danaïdes. Je retrouve la figure féminine associée à la cire, dans « 7. L’humanité – Phnom Penh, juillet 2016 » dans un rêve du narrateur : « une épouse en cire, ses cheveux partent, exsangue, mâchoires Ramsès, respiration coupée » (7/29). La nouvelle « L’erreur », dont la pièce 16 offre des extraits, met en scène le corps chosifié de Marie sous les yeux de son mari Jean : « il regarde encore l’autre, inanimée devant lui, moins qu’un fantôme, il hoche la tête en pensant tout bas, tout bas, comme s’il craignait que la maison n’entende, qu’est-ce qui m’arrive, mon Dieu, quelque chose a changé, c’est chaud, c’est calme comme le bois qui brûle, mais ça ne vit plus, Marie, douce Marie, son corps de cire, une étrangère, elle dort, elle ne sent pas » (16/63). Le « Monologue de la grotte ou apostrophe à Padwin », pièce 96, évoque une femme indigène que l’auteur veut « cireuse ». Le narrateur de la pièce « 101. Ce qui est en train de se passer » relève la dépigmentation d’ « un cireur de chaussures » ; la pièce « 71. La fille guaranie pure » propose, sous la réinjection d’une photo de clown en plastique, « Je sais que ma cire est perdue. » La technique de la cire perdue laisse entendre, là encore, une fuite du sens, comme la cire chauffée qui a servi de modèle s’échappe par les jets et les évents prévus à cet effet, laissant un creux que le métal fondu comblera. Dans la pièce précédente, « 70. La nuit est l’au remonde au voir – d’après Chey Chap », la commutation des syllabes « l’au revoir au monde » en « l’au remonde au voir » déplace la finalité de l’action : non plus prendre congé, mais revoir. Ce que permettent précisément l’acte photographique et les réinjections, un voir et revoir démultipliés. La réinjection serait une pratique transitionnelle pour surseoir à la perte définitive de l’« au revoir », euphémisme de « l’adieu ».

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Le terme de « réinjection » acquiert une plus grande acuité encore, s’agissant de l’enveloppe creuse d’un clown (voir 26 | le clou du spectacle). Ce clown creux est ce qui reste de l’injection de plastique chaud dans un moule, une fois la cire perdue – peu importe que je mélange ici deux techniques différentes. Une petite chose kitsch, un petit rien, et sans valeur autre que celle conférée par l’auteur : l’index, justement, de la réinjection de sens grâce à la photographie. Le petit clown, comme l’éléphanteau vert « perdu (repris) en faisant des photos sous-marines aux Fidji » (86/257), condense à la fois l’objet transitionnel, perte et substitution, le motif littéraire du clown comme double temporaire de l’auteur, et le sujet photographique. Il condense visuellement et tactilement la question de la forme – la forme de l’incarnation en être parlant, de chair et d’os – et donc la question de l’être, ainsi que la forme esthétique à adopter pour faire droit à cette question de l’être. Desde Luna Western revenait sur cette question précise de la forme prise par Luna Western :
« V. mais il y a le problème de la forme, voyez-vous /
V. pero tenemos el problema de la forma, ¿ sabe ? /
VI. parce que Luna Western a fini par trouver sa forme – étrange, j’en conviens – et qu’il n’y aurait aucun sens à transvaser son contenu dans une forme ancienne /
VI. porque al final Luna Western encontró su propia forma y no tendría ningun sentído verter su contenido en una forma ajena/ » (pp. 11-12)
en des termes qui réfèrent à la mécanique des fluides : « transvaser son contenu ». Réinjections Tandil propose une photo sur laquelle je vais m’attarder. C’est la deuxième à droite, du dixième diptyque. Elle représente la photo réinjectée (R1) d’une bonde d’évier et d’un couteau. R1 offre à la vue un premier cadrage imposé par la paroi de l’évier à droite. Cette diagonale amorce le début d’une révolution dans le sens antihoraire, répétée par le premier cadre noir (R1) et par le cadre de R2. Le cadre définitif (D), celui de la page du livre et de ses bords perdus, amorce un retour du sens horaire qui stabilise la composition. Le fond rouge orangé de D perd de son intensité dans R2, pour se mêler au noir du cadre R1, et terminer en gris sur la partie supérieure de R1 et en blanc très lumineux pour la partie inférieure, sur laquelle se détache un couteau, qui inscrit une nouvelle diagonale lévogyre, accentuant l’impression visuelle de rotation.

L’enchâssement des cadres rappelle bien sûr celui de la dernière photo des Réinjections étudiée plus haut. La présence ici de la bonde et du couteau renvoie, me semble-t-il, à deux thèmes cruciaux, que Dâh reprendra. Celui de la forme, donc, abordée selon le prisme du jeu des cadres et de l’élément liquide, l’eau écoulée ; celui de la coupe, au cœur de l’acte photographique, suggéré par l’omniprésence des bords et par la présence du couteau. Ces deux thèmes s’entrecroisent, il faut y regarder, et d’abord dans les Réinjections Tandil.
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Les réinjections sont autant de recadrages : fragmentation visuelle, spatiale et temporelle. Elles nous font expérimenter une relation paradoxale à l’espace et au temps. Une expérience de l’instant perpétuel, éternisé dans la photo, figé dans l’immobilité des statues, dans un hors-temps. Et une expérience de la discontinuité qui se vit complémentairement à celle du hors-temps : chaque nouveau cadre est coupure d’avec le continuum précédemment créé. C’est Zénon contre Héraclite, mieux : Zénon et Héraclite. De Zénon, la chronologie non totalisante, la succession des cadres qui pivotent autour d’un axe, une certaine cinématique qui décompose le mouvement, en sections de l’espace.

D’Héraclite, la coulée du temps métaphorisée par l’image du fleuve : la photo dernière (D) saisit ensemble ces à-coups et les fond en une seule et même photo. Ces compossibles déroutent l’œil, assurément. Forme conférée à la réalité découpé par le cadre, qui sépare irréversiblement champ et hors-champ.
Informe symbolique de l’eau, appelée par la bonde de l’évier.
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En 2009, à Buenos Aires, l’auteur publie en trois exemplaires le livre artisanal Aquamorfosis, recueil de photographies sur un jet d’eau pétrifié par la lumière du soleil couchant, à Gualeguay, dans la Mésopotamie argentine. Dans Dâh, treize ans plus tard, le mot Aquamorphoses naît d’une prolifération verbale du suffixe « -ose » :


Les signifiants s’emballent (à la fois sérieusement et ironiquement) autour de ce son (anamorphose rime avec rose, et, comme on le sait, « il faut oser la rose » 39/137), dont l’auteur semble mépriser l’aperture parisienne (« affectation, ne pas ouvrir le [o] en syllabe fermée »). Cet emballement fait revenir, dans le même mouvement, le souvenir de sa mère, associée au titre Aquamorphoses :

La pièce « 79. Aquamorphoses – Gualeguay, décembre 2007 » est constituée d’une seule photo, non réinjectée, en pleine page. La question de la forme se résout pour partie dans le regard du spectateur, qui investit l’informe de ce qu’il pense y voir (comme pour les « maréidolies » , 77/222). Je décèle ici un lien discret qui unit la première et ultime spectatrice à la maréidolie, les deux enlacées dans la consonance de mère/mer/Marie, dans le mucilage des algues et des langues, signifiants convolés dans le désir du fils artiste d’offrir ces formes informes.

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L’eau (de l ‘évier, de la mer) s’évacue par la bonde. Je citais l’expression « transvaser son contenu » au sujet de Luna Western. Dans cette mécanique imaginaire des fluides, je retrouve l’image toute personnelle que je me fais de Dâh : un tonneau sans fond, un fût, ou le dispositif qu’illustre la photo de la bonde et du couteau : évier-bonde-siphon, auquel se superpose mentalement l’espace intérieur de la maison et l’espace extérieur inconnu, là où l’eau s’évacue en spirale liquide. J’ajouterai une autre image mentale : celle de la grotte (horizontale) ou du puits (vertical), évoquées plus tôt. On aurait donc, géométriquement, le dispositif suivant :

où un plan carré vient sectionner un cylindre. Le cylindre vaut pour la grotte, le puits, le début de siphon, selon que l’on place le cylindre à l’horizontale ou à la verticale. La section carrée serait pour moi symbolique de tous les dispositifs de coupe (photographique) et de tranchage (imaginaire) :

La coupe du plan carré, animé d’une rotation, symbolise les réinjections générant les nouveaux cadres. Le cylindre coupé est le tronc de cocotier évidé, la grotte, le puits, le siphon, le cou de l’enfant qui recevra la tête de Ganesh, la voyelle O, la queue d’aronde. Les flèches suggèrent le flux qui traverse le dispositif : l’imaginaire photographique, les sujets photographiés, les 108 pièces de Dâh : toute la coulée des signes, figée dans la photographie mais animée d’un nouveau mouvement quand elle est réinjectée, figée dans les mots mais animée de la vie des avatars, du polyglottisme, de l’intertextualité.
Le plan carré qui tranche, c’est la « carpette-à-ciseaux » que le narrateur de la pièce 96 appelle de ses vœux ; la grotte-cylindre, « il [la] veu[t] sans bords entre deux clignements de paupière ». C’est bien entre deux clignements de paupière que l’œil vise, que le doigt déclenche, qu’il tranche ainsi du hors-champ l’image désirée. Et c’est la réinjection qui fait sauter les bords, jusqu’au bord final blanc à fond perdu, au-delà duquel, pour l’auteur, n’existe que la possibilité du désir du lecteur qui perpétuerait l’injection de nouveaux flux : c’est là, précisément, ce que je fais (et vous invite à faire) en écrivant ces lignes.
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Le dernier paragraphe de « 96. Monologue de la grotte ou apostrophe à Padwin » met en scène un rêve où sont présents les parents de l’auteur :

La scène onirique est une « guinguette de théâtre », où se joue le drame de la noyade, du sauvetage du père, de l’impossible sauvetage de la mère. Cette scène de fortune est elle-même encadrée par « un chambranle vide où s’enroule une méchante guirlande ». Le chambranle, outre qu’il évoque la disparition des murs, la destruction d’un foyer, est un écran troué et ambivalent, voire ambigu : il est censé empêcher de voir une scène insupportable et protéger le psychisme du rêveur, mais laisse pourtant voir la noyade en découpant la scène à la manière d’une photographie. Les réinjections à plusieurs cadres rappellent ce cauchemar de l’insupportable, bordé d’un chambranle évocateur de la ruine. La guirlande, si présente dans Dâh, met en scène les spires khmères ornementales, que j’ai associées à la guirlangue, ou guirlande de mots qui tressent les pièces de Dâh et constituent le véritable sauvetage imaginaire de la mère.