
Rêvons encore sur le A de la séquence 17.
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Si l’on fait tourner le A cloué sur son axe, on obtient ∀, quantificateur universel signifiant, en mathématiques, « quel que soit… ». On le doit à Gerhard Gentzen qui, en 1933, choisit de renverser le A du mot « Alle », « tout », pour inventer un « symbole pour tout », un « All-Zeichen ».
Si le ∀ perd barre, il devient V. Je pense que l’ensemble de ces opérations (la tête-bêche, la perte de la barre) a quelque chose à voir avec la première naissance d’Avine. L’auteur, dans un courriel du 19 juin 2022, s’en explique (cf. séq. 17). “Vin” est la dernière syllabe du prénom d’une « jeune mère fuyant la misère ». A-Vin est une manière familière et tendre, en khmer, de la nommer. L’auteur lui rend hommage dans la pièce 97 de Dâh :
« […] mais A-vin et l’énigme de Prey Veng, A-vin jeune mère au sourire naufragé, petit visage buté, meurtri, et rien ne sera fait, qu’est-ce que mon courage à côté de celui d’A-vin, qui se réfugie chez moi avec sa chemise trop grande et ses affaires en boule ? A-vin vendue comme esclave pour dettes, elle dormait dans une porcherie, cicatrices, le crâne défoncé, A-vin cloîtrée dans sa douleur, elle priait chaque soir les divinités, on se couche, long silence, je l’entends respirer, je l’entends cogiter, on bredouille deux trois mots, puis on chante en sourdine quelques duos d’avant-guerre. » (97/314)
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Avine devient le nom du personnage qui « surgit illico » dans Cri & co, personnage cité dans la notice introductive du recueil : « Avine. Petite moto. En 2003 : cri & co ». Recueil qui signe aussi le retour à l’écriture de l’auteur (qui n’a rien écrit depuis son départ de France). Christophe Avine devient temporairement le pseudonyme de Christophe Macquet, avant de recéder sa place au nom propre de l’état-civil lors de la parution de Cri & co en janvier 2008, après cinq années de dormance végétale.
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Du doux prénom féminin A-Vin naît Avine, ce nom-membrane entre réalité et fiction. Avine, et toute la charge « sémantique-émotive » qu’il emporte, pourrait être l’objet de cette double opération imaginaire ci-dessus décrite. Avine cul par-dessus tête serait un quantificateur, le « symbole pour tout », dérivé du A. Le renversement du A est à perte : la singularité d’Avine, qui a pu représenter un moment Macquet, se voit dissoute dans le tout du « All-Zeichen ». Pourtant, cette perte se double d’un enrichissement sémantique : le « quel que soit… ». C’est une manière d’embrasser subtilement la totalité : subtilement, car l’opération du retournement du A en ∀ est invisible : c’est une étape du processus qui aboutit au V. Je pose que l’opération logique : « pour tout… » ou « quel que soit », poussée à son terme, affecte tout Dâh, et avant lui, Tchoôl !. Au début de Tchoôl !, Avine discute avec l’hôtesse de l’air, qui « lui demande son prénom » (p. 15) :
« elle répète son prénom avec une prononciation im-pecc-able
zef jùrithya edem kao
cari din l’vairon à kakeur’
et raide !
l ‘Asienne
à la place du Réel », p. 16.
Question-diction du prénom, travail sur le Nom et sa place : le A d’Avine appelle le A d’Asienne (curieusement en résonance avec le Dasein, concept de Heidegger pour dire “l’être-là”, au prix d’une permutation vocalique), qui vient « à la place du Réel ». Voici l’un des effets de l’opérateur Avine : se mettre à la place du Réel, dans un processus que la rencontre de l’Autre (la jeune femme) favorise parce qu’elle-même, traversée du code linguistique français, parvient à répéter « impeccablement » le prénom du narrateur ; et par l’invention verbale de l’auteur qui s’exprime en une langue inouïe, la “langue des Lulutes” – ce nouveau code nous échappe, nous traverse, résonne étrangement dans quelques similitudes et dans de nombreuses différences avec le français – comme s’il fallait cette circulation folle des signes pour que s’opère le bouchage du Réel. Bref, Avine bouche le manque en imprimant sur la jeune femme le sceau “A”, la marque occidentale, française, qui fait écrire « Asienne », comme « Avine » est né d’« A-Vin ». Retour à l’envoyeuse, par le détour du A promu en opérateur universel. Je complète la proposition : pour toute femme blessée, l’écriture la saisira et lui rendra hommage.
L’Asienne, et non pas l’Asiatique…
“L’Asienne / à la place du Réel” peut aussi s’entendre comme “La Sienne / à la place du Réel” : parce que l’hôtesse se met à la place d’Avine en répétant sans erreur son nom, l’Asienne devient La Sienne, sans que l’on sache si le possessif renvoie à la place d’Avine ou à celle de la jeune femme. Indécidabilité de l’objectif et du subjectif dans ce renversement des polarités.

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Tchoôl ! envisage l’hypothèse d’une autre naissance d’Avine : « tu naquis du V d’un buffle sauvage foudroyé par l’orage ? » (p. 55). Ici, le A serait né d’un V, en un retournement qui n’invalide pourtant pas Avine premier né peu après l’an 2000, après le départ d’A-Vin (le narrateur foudroyé comme un buffle sous l’orage par la beauté de sa poitrine).
“C’est l’An 2000, A-vin descend l’escalier, elle vient de passer une semaine chez moi, je n’avais jamais vu une poitrine aussi belle, je m’allonge sur le toit-terrasse et commence à « rédiger » Cri & co.” (101/339)
Le V des cornes du buffle participe d’un imaginaire de la proto-écriture, comme les premiers sinogrammes naquirent du désir de représenter par des traits les éléments naturels. La photographie au seuil de Tchoôl ! laisse deviner les pointes de pieds en V : arriVée d’AVine, bien sûr, et arrêt (tel un foudroiement ?) sur une flaque (absurde? prémonitoire?), une flaque ou une carte, une carte ou un ectoglyphe, un sélénogramme soudain matérialisé aux pieds du voyageur. Et j’imagine une étape supplémentaire entre le A et le ∀ : c’est le Alf phénicien, noté 𐤀 selon une reconstruction moderne, qui aurait pour origine un hiéroglyphe égyptien figurant une tête de bovidé : Avine né “du V d’un buffle sauvage” .
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Avine qui perd barre (« assis au gouvernail, dans une nef percée », 41/142), mute en un nouveau double affolant : Varman-Rosée. A l’endroit de la place capitale (en tête du nom propre) se retourne cet aleph, perd l’attribut viril de la barre pour le replacer dans le signifiant man, qui « se prononce Varmane » (39/137). « Varman » est d’ailleurs un suffixe indo-khmer, déplacé pour l’occasion en première position du nom propre composé. C’est dire, en quelque sorte, qu’il n’est pas à sa place selon la syntaxe du khmer, qu’il s’arroge la première place dans la syntaxe française. Il s’agit là pour l’auteur d’insister davantage sur l’outrecuidance de ce double que de regagner symboliquement une virilité qui, du reste, est à part égale avec la féminité : les deux principes s’interpénètrent plus qu’ils ne rivalisent. D’ailleurs, la finale -ine d’Avine ou -ée de Rosée nous incline à lire dans ces noms la féminité.
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“Avine est un exonyme.” (56/186)
Le nom d’Avine gire en moi comme une hélice, un rotor, le tambour d’une machine à rêver : “J’ai eu l’impression d’être dans le tambour d’une machine à laver, Manu, le monde entier tournait autour de moi” (87/392). Avine devient Alf phénicien, puis “symbole de tout” – tel l’Aleph. Exonyme, (bohémien), il ne peut être désigné que par l’autre : en tant qu’autre nom, qu’autre lieu, qu’autre personne. Avine serait le nom holistique (et tragi-comique ?) de la pure extériorité à soi. Il n’a de nom que celui que lui laissent ses traversées dans les langues étrangères, opaques, réelles ou inventées ; et son exonymie est contagieuse : comme « Avine », Dâh est un nom terrible et futile posé sur le Tout autre.