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Je visualise Dâh en guirlande, je vois tous les livres de C. Macquet en guirlandes. Je tente une formalisation toute personnelle qui rendrait visible à mes yeux, et pour autant que cela soit possible, les flux créatifs de l’écriture et des lectures. J’ai appelé guirlangue (séq. 35 et 36) la guirlande de mots déployée, en ce qu’elle joue avec tous les signes (alphabets, noir et blanc, cadres, typographies) et leur occupation de l’espace (mises en page), autant qu’elle est motif littéraire qui simule la guirlande khmère.

J’imagine ainsi une bande pliée, trouée en son centre. Chaque surface délimitée par un pli, inférieur et supérieur, représente, selon l’échelle à laquelle on se place, a) une pièce de Dâh, b) l’ensemble des livres de C. Macquet, c) les livres de C. Macquet et les autres, d) ce texte que j’écris en lecteur, e) les œuvres que ma lecture fait parfois résonner avec celle de C. Macquet. La lecture de celle-là, croisée par celle des Approches, constituera les nouveaux plis (f) des nouveaux lecteurs.
Le trou qui évide chaque surface est celui du non écrit, du non photographié. Sa rotondité évoque celle de l’aréole du sein perdu et cherché dans l’oeuvre, comme motif artistique et comme objet absent.
Le volume généré à partir du trou est celui du cylindre, que j’ai évoqué plus haut pour rendre compte de l’imaginaire de la bonde-siphon, à la fois grotte, puits, bouche de métro, chemin forestier, cuvette ; permettant circulation, évacuation, voire perte et noyade. Le cylindre sectionné par un plan carré représente la coupe photographique, multipliée en réinjections (R1, R2…) dont l’axe est celui du cylindre (séq. 50), tout comme il réfère au thème de l’étranglement et de la décollation .
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Le flux de l’écriture, autant scriptale qu’iconique, parcourt la guirlande de la façon suivante : en chemin vers le trou (1), elle en fait le tour (2) : c’est l’exploration de la surface du littoral, telle que j’ai tenté de la montrer (séq. 60, 61, 62), avant de traverser un pli : c’est l’exploration du fond (séq. 58 et 59), pour répéter l’exploration littorale, et continuer cette trajection au long des 108 pièces de Dâh.

Chaque surface propose au lecteur, dans le texte et l’image, différentes temporalités (T) et lieux (L), servis par un jeu typographique (t) et linguistique (λ).

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Je lis la pièce « 29. Avine a perdu toutes ses feuilles » (29/88 et suiv.) :

La photographie réinjectée (R) montre un objet serpentin, non identifié, posé à plat sol sur un fond à motif quadrillé ; courbes et quadrillage s’équilibrent et contrastent. J’ignore le lieu où la photographie a été prise. Mais ce ver ? ce crochet ? annonce, dans ce qui semble être un élément autobiographique, en italique (t), une menace de fausse couche (« il se décroche »). Le lieu (L) est Oulan-Bator, en Mongolie. R annonce le thème, qui trouve ainsi une correspondance visuelle dans l’image d’un possible crochet décroché, mis à plat, pris en plongée zénithale, et cerné d’un cadre noir qu’on pense prémonitoire. Quelques pages plus loin, dans la même pièce 29, on découvre la photographie réinjectée (R’) d’un fœtus animal, précédée de mots peut-être prononcés par une autre femme, en italique (t) enrichie de la prononciation khmère et de sa graphie (t’), qui viennent naturellement s’ajouter au souvenir de la R du ver / crochet et des mots prononcés par la femme. A l’esse métallique ou animale se superpose le dard dangereux du scorpion.

D’une page l’autre, la guirlangue est traversée de six lieux (Mongolie, Cambodge, lieu inconnu de l’esse, lieu inconnu du fœtus, lieu de la réinjection 1, lieu de la réinjection 2), d’une même typographie italique t qui permet de superposer les paroles des deux femmes, l’une pressentant une fausse couche, l’autre frissonnant d’une « extase » à l’idée de la piqûre ; les images du crochet et du dard renvoyant à la mort possible, froide comme la chair abandonnée, que la réinjection encadre de noir, tel un faire-part nécrologique. Les deux réinjections, successives dans les pages, se superposent elles aussi, ce que l’extrait de « 41. Fond d’fût » vient préciser d’une inquiétante manière : « cette forme rejetée par la mer, cette mammichose lavée, blanchie, entortillée, cet ongulé bébé avec des dents de rongeur adulte, j’avoue que je n’en sais rien moi-même », 41/142. Inquiétante, puisqu’elle évoque la condition mortelle des êtres vivants, humains et animaux confondus en une « mammichose » que le savoir du narrateur ne peut réduire à rien de vraiment connu : comment connaître ?, sinon à la perte – le titre et sa métaphore végétale, « Avine a perdu toutes ses feuilles », dit le dessèchement, la sève disparue, que le lecteur relie à d’autres titres grâce à leur typographie identique (droite, grasse, numérotée) – et à la proximité thématique : « 45. La mort de Spiro California », « 56. Viande crue », « 105. Reste ». La spire de Spiro California réactive à la fois le cordon ombilical du fœtus et l’adjectif « entortillée », réunis dans la mort possible du bébé qui se « décroche », dans la mort par piqûre de scorpion, des êtres vivants considérés comme « viande crue ». La hantise du “décrochement” ressurgit dans la pièce “71. La fille guaranie pure” : “épisode escalade à mains nues, la peur du décrochement, pas du vide mais du décrochement, terre rouge […]” (71/220). Rouge matriciel de la terre, de l’utérus, apesanteur affolante du corps désincorporé que rien ne retient plus (raison pour laquelle, peut-être, “Avine demande à être suspendu dans une cage” , 95/303) ?
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Le patronyme « Spiro California », porté par le « roi des Gitans » décédé au Chili en 1972, est bien réel. Il est relié à l’ascendance gitane de l’auteur, évoquée notamment dans « 89. Généalogie ». Ce nom propre dérive aussi d’un toponyme d’Amérique du Nord (L), destination d’Archibald dans la pièce 29 (« Miami Beach », « Floride »). Les maillons de la guirlangue sont portés par des signifiants (λ) qui sont patronyme et toponyme réels (« California ») et fictionnels (« Archibald »). On a vu, de même, que l’instance narrative glisse constamment du Je auctorial à Archibald, Avine, Varman-Rosée, et ce, souvent, dans la même phrase : « Archibald a pris un vol interminable » devient « je revois le visage d’Ari », glisse à « Avine à Erevan », soit trois instances narratives et un nouveau lieu, Erevan en Arménie.
La guirlangue se déploie au sein de la phrase, dans les instances d’énonciation λ ; dans une réalité fictionnalisée, une fiction réaliste ; dans des lieux L accrochés les uns aux autres d’une phrase l’autre, d’une page l’autre, d’une pièce l’autre ; dans les systèmes de signes (écriture λ et photographie R) qui se complètent, dans les temporalités qui se confondent (T).

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Le pouvoir du pli est de rapporter à un seul espace, l’un recouvrant l’autre, deux espaces d’abord séparés : c’est le flux qui permet cette superposition, dès lors qu’une même temporalité T et un même lieu L sont évoqués en des pièces différentes, voire en des livres différents ; ou encore, que la même pièce évoque des T et L différents, aiguillés par une identité typographique, iconique, linguistique. J’imagine une aiguille qui perfore les surfaces d’une feuille pliée : un même trou confond les deux perforations. La même opération est valable pour ces Approches, qui constituent autant de plis qui viennent se superposer à ceux déjà repérés.
C’est dire que deux ou plusieurs plis, successifs ou non, permettent la superposition de surfaces : la pièce 1 annonce la 108, par exemple.
C’est dire encore que tous les livres antérieurs à Dâh constituent pour moi une guirlande, que les surfaces pliées de Dâh sont superposables aux surfaces pliées de Kbach, Tchoôl !, etc.
Le flux n’est pas à sens unique : il répète des boucles d’un bout à l’autre de la guirlande (c) aussi bien qu’il se boucle autour d’un seul pli (a), (b). Le recto et le verso d’un même feuillet peuvent être explorés (en surface et en profondeur) ; du verso exploré naît une boucle.
La réinjection photographique est un exemple de boucle.

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Le “Boléro de Ravel”, titre de la pièce 10, est un motif littéraire, qui se superpose aux motifs musicaux du morceau.
L’ostinato des 69 mesures est joué à la caisse-claire et aux cordes ; deux thèmes répétés, auxquels les instruments s’ajoutent. Crescendo.
“Saint-Flour
le goudron de la première cigarette
dans mon Walkman, chaque nuit, odeur de lambris, le Boléro de Ravel, sous la date gravée sur la moulure en sapin, chaque nuit, odeur de lambris, le Boléro de Ravel. ” (10/45-46)
« chaque nuit, odeur de lambris, le Boléro de Ravel » est le premier ostinato de la pièce 10, qui mêle rythme impair des syllabes (3 / 5 / 7), le crescendo ; l’assonance du [o], dans la dernière mesure, répond à celle du [i] dans les deux premières, équilibrées par la préposition « de » ; les [R] du « goudron de la première cigarette » résonnent dans « Boléro de Ravel ».
Écoutez.
L’ostinato « le Boléro de Ravel », encore, à sept reprises :
« Ne pas assurer ses arrières, le Boléro de Ravel, fuir, renâcler, quand surgit une opportunité, dans le boulot ou dans l’écriture (ça commençait à prendre avec La Réincarnation et je laisse tout tomber), comme avec la santé, le Boléro de Ravel, baiser avec les filles de la nuit sans capote, en pleine épidémie, le Boléro de Ravel, de plain-pied avec les blessures de ces filles, avec leur langue, avec leurs peurs, le Boléro de Ravel, fidèle à leur souffrance, le Boléro de Ravel, fidèle à la souffrance de ma mère, ne pas se protéger, ne pas mettre d’imperméable, sentir la pluie, le Boléro de Ravel, sentir la maladie, sentir les rires, sentir la joie, sentir la pauvreté, immense fierté, le Boléro de Ravel, ou peut-être une confiance démente en un destin, ou j’aspire au néant. » (10/48)
Je saisis, dans cette phrase, pourquoi l’auteur de Dâh est un homme nu, refusant toute protection pour lui-même, prenant sur lui la souffrance et la langue des femmes souffrantes. J’écoute à nouveau le petit ostinato du [R], qui fuit de mot en mot, reliant par son flux sonore, épinglant de minuscules piqûres les déplis de cette nudité : assuRer / aRRièRes / BoléRo / Ravel /fuiR / Renâcler / suRgit / oppoRtunité / écRituRe / pRendRe /RéincaRnation / blessuRes / leuR / souffRance / mèRe / pRotéger / mettRe / impeRméable /sentiR /, etc.
Phrase musicale que clôt « j’aspiRe au néant », fugue grave, qui rappelle le danger de l’aspiration non pas « au » mais “par » le néant des trous.
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L’esse du texte (ver, crochet, serpent… ? ) reste pour moi non identifiable ; c’est un objet que la lettre et l’image de Dâh créent tout ensemble. Si cet objet était un ver, dont l’ondulation serpentine serait soudain figée par la photographie en un crochet métallique, je lui ferais volontiers traverser le trou du non écrit, du non photographié, qui n’est pas sans rapport avec le trou de ver, que l’astrophysique théorise sous la forme d’un raccourci entre deux espaces-temps distincts. N’est-ce pas, en effet, par une sorte de trou de ver que passe le flux créatif qui irrigue les feuillets de Dâh ?