Amour & terreur métaphysique : « Voyage out », V. Woolf, 1915

Une lecture en 8 épisodes, qui ne va pas forcément vous redonner le moral

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Edition GF établie par Viviane Forrester, « La traversée des apparences » | The Project Gutenberg pour le texte original

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EPISODE 1/8 | Embarquement pour s’y taire

La protagoniste de ce premier roman de Virginia Woolf, Rachel Vinrace, s’embarque avec son oncle Ridley et sa tante Helen Ambrose pour Santa Marina, lieu fictif d’Amérique du sud. A bord, elle repense à ses tantes Lucy et Eleanor, qu’elle a laissées à Richmond, près de Londres. Et à l’absolue étrangeté qu’elle a ressentie lorsqu’elle a entendu Lucy s’adresser à Eleanor : « Quelle chose étrange ! Inexprimablement étrange ! Ce qu’elle n’arrivait pas à comprendre, c’est pourquoi subitement, pendant que sa tante parlait, tout le système de leur existence lui était devenu inintelligible, inexplicable, et pourquoi elles lui apparurent elles-mêmes comme des chaises ou des parapluies, fourrées n’importe où sans la moindre raison. Elle ne put que prononcer, avec son léger bégaiement : – Aimez-v-v-vous Tante Eleanor, Tante Lucy ? » (chap. II).

Ainsi, parler n’est pas la garantie d’un ordre rassurant du monde ; parler n’empêche pas Rachel de faire l’expérience du nonsense, de l’absurdité des êtres jetés là sous ses yeux, soudain réifiés – V. Woolf fait d’ailleurs bégayer son héroïne, d’un bégaiement que l’on n’entendra plus dans le roman : cet aimez-vous ? suffit. Rachel, au seuil du voyage, est celle qui ne parle pas tout à fait comme les autres. La fluidité entravée rappelle que parler ne va pas de soi : les achoppements sont l’indice d’un trouble intérieur, qui pousse Rachel à questionner les phénomènes qu’elle voit et entend ; la langue de Rachel n’est pas celle, policée et convenue, de ses tantes, mais celle, inquisitrice, curieuse, d’une conscience en éveil. V. Woolf pose là l’un des thèmes majeurs du roman : l’incommunicabilité entre les êtres parlants. La question candide de Rachel à Lucy attente à un code dont la jeune femme ignore tout, ce qui lui vaut une réponse plutôt verte : « On ne se demande pas comment on aime quelqu’un, Rachel. » Aussi Rachel en conclut-elle « qu’il était préférable de ne plus faire d’essais. Sentir profondément quelque chose, c’est créer un abîme entre soi-même et les autres qui, eux aussi, sentent profondément peut-être, mais différemment. Mieux valait jouer du piano et oublier tout le reste. » Rachel renonce provisoirement à ses questions, au profit de la musique. V. Woolf la décrit comme une excellente musicienne, on saisit qu’elle n’est pas tout à fait du côté des mots, mais qu’elle s’y essaie. En cela, la traversée maritime à bord de LEuphrosyne est voyage dans le symbolique vers la langue des autres, que l’allusion à la déesse grecque de la joie teinte d’une ironie féroce.

A suivre : épisode 2, « Ce qui compte, ce ne sont pas les choses, n’est-ce pas ? c’est la façon de les dire. »


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