Ainsi, V. Woolf retourne le topos littéraire de l’aveu amoureux en une prise de conscience proprement terrifiante : la communauté humaine douée de parole est désavouée, inéluctablement, par l’inarticulé et le non-humain ; pire encore, la parole échangée semble gagée par le vide et l’inanité. Les mots d’amour, rares et condamnés à leur répétition, n’indiquent jamais qu’eux-mêmes, quand bien même Rachel et Terence ont pris la mesure des mots des autres (ceux du petit microcosme anglais et bourgeois en voyage touristique), et ont su s’en éloigner par leur retrait momentané dans la forêt. L’aveu d’amour n’inaugure pas une relation où les cœurs en béatitude effusent mutuellement, mais il évide terriblement chaque « amoureux », faisant d’elle et de lui un golfe obscur – on se souviendra que golfe et gouffre, du XIIe au XVIIe siècle, partageaient le même sens – je reviendrai sur ce golfe bientôt.
Retraite en forêt, elle aussi, vouée à l’échec. La parole amoureuse, creusée de silence, est une échancrure qui laisse béer la vie intérieure en proie à l’absurdité du monde. L’accablant silence est, dans l’imaginaire de Woolf, semblable à la pesée des atmosphères écrasant les profondeurs de la mer. Je pense alors au suicide de l’auteure, les poches remplies de pierres, dans un fleuve du Sussex, à cinquante-neuf ans.
Cette scène de roman, finalement, n’est pas une scène amoureuse. Elle est si peu physique (les corps se fuient, s’absentent), bien plutôt métaphysique : le sens s’absente. La métaphore des « sons se détachant du fond de l’espace [qui] jetaient un pont par-dessus leur silence » évoque un ordre du monde étranger, irénique, indifférent à la douloureuse singularité d’être là, à tenter une parole qui ne cesse d(e s’)échouer.
A suivre : épisode 5 | Le déréel

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