EPISODE 5/8 | Le déréel

Suite d’une microlecture du roman The Voyage Out, Virginia Woolf

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Rachel et Terence vont rejoindre leurs compagnons d’expédition, dont les mots et l’existence-même sont frappés, après l’expérience dans la forêt, d’inanité : « Chaque mot résonnait distinctement aux oreilles de Terence : mais que disaient-ils ? A qui parlaient-ils ? Qui étaient-ils, ces personnages irréels, qui se promenaient quelque part, tout en haut dans les airs ? » La brèche qui s’est ouverte dans le réel pourrait bien aussi déréaliser l’entreprise littéraire et la fiction des personnages. Le chapitre XX s’achève donc sur un vide sidéral. « Mais, à mesure que la nuit descendait, les paroles des autres semblaient se recroqueviller, se désagréger comme des papiers en cendres, quelque part au-dessus d’eux, qui demeuraient parfaitement silencieux, tout au fond de l’univers. » Paroles, mots sur la page : tout part au fond.

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Je lis, dans Au coeur des ténèbres, ceci : Marlow rappelle au narrateur sa discussion avec le briquetier du Poste Central, perdu au fond de la jungle : « L’obscurité était devenue si profonde que nous qui écoutions nous pouvions à peine nous voir l’un l’autre (…) Personne ne disait mot. (…) J’écoutais, j’écoutais, guettant la phrase, le mot, qui me donnerait la clé du léger malaise inspiré par ce récit qui semblait se former sans avoir besoin de lèvres humaines dans l’air lourd de la nuit du fleuve. » (chap. I) Je retrouve la même parole minée par le silence, proférée d’on ne sait où.

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Et sur Rachel, la brèche ouverte intensifie la perception phénoménologique qu’elle a du monde : « Mais les yeux de Rachel ne distinguaient rien. Des formes jaunes ou vertes passaient, il est vrai, devant leur regard, mais elle se rendait compte seulement que les unes étaient grandes et les autres petites, sans se dire que c’étaient des arbres » (chap. XXI). Rachel est hors les mots, avant ou après la parole commençante. Elle voit du monde des percepts, sans plus les associer au symbolique ; Terence, au contact de la main de Rachel, est frappé d’une « invincible sensation d’irréalité. Son corps redevint irréel, le monde entier était irréel ». Tact de la peau de l’autre, fût-elle aimée : rien n’y fait, le monde n’est pas ; si le langage l’instaure, il le frappe, dans sa nomination, d’irréalité. Plus que jamais, le mot tue la chose. En ce sens, la traduction de « Voyage Out » par « La traversée des apparences » rend justice à ce mouvement, qui part de l’irréalité, se verbalise, puis retombe dans l’irréalité. Le « Out » : au-delà des apparences, il n’y a rien.

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Suite du souvenir raconté par Marlow au narrateur d’Au coeur des ténèbres : « C’était aussi irréel que tout le reste – que l’imposture philanthropique de toute l’entreprise, que leur conversation, que leur gouvernement, que leur simulacre d’action. »

A suivre, épisode 6 : monades nomades


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Réponse

  1. Avatar de Emmanuelle Malhappe

    Je me demande si, privée des percepts, Rachel, en-deça de la parole, dans l’aparole (?) n’est pas confrontée au réel…

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