EPISODE 6/8 | monades nomades

Le petit groupe d’Anglais parvient bientôt à un village, but de leur expédition. Les femmes du village fixent sur eux « le regard immobile et inexpressif des êtres que sépare d’autrui une distance supérieure à la portée du langage. » (chap XXI). Ces femmes « n’ouvraient la bouche que pour lancer de temps en temps un cri rauque, inintelligible ». L’autre, encore, incompréhensible, mais qui « avait fini par leur communiquer une sensation glaciale de tristesse. – Eh bien, finit par dire Terence avec un soupir, voilà qui nous montre dans toute notre insignifiance, n’est-ce pas ? » Si la remarque de Terence peut paraître convenue, il me semble qu’il faut la prendre dans son sens le plus profond : ils ne signifient rien pour les habitants du village, ils ne signifient rien en eux-mêmes.

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La fin du chapitre XXI témoigne de ce solipsisme qui pousse Rachel à douter de l’existant : « Suis-je Rachel ? Êtes-vous Terence ? », ultime question possible pour qui parle. A nouveau, « cri rauque » puis silence. « A cause de l’obscurité qui ruisselait sur eux, ils ne sentaient presque plus rien de la vie, sinon qu’ils étaient là, debout, ensemble, dans l’obscurité ». Fondu au noir, dans l’obscurité liquide et néantisante. « Le ‘Moi’, écrit Paul Valéry dans Mélange, n’est peut-être qu’une notation commode, aussi vide que le verbe ‘être’ – tous les deux d’autant plus commodes qu’ils sont plus vides. »

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Je précise ce qui a guidé le choix des paronymes monade et nomade. Monade se comprend : la substance indivisible de Leibniz, entendue comme Monade douée d’un point de vue (métaphoriquement, ce serait ici Rachel, douée d’un principe actif, sa conscience, et d’un principe passif, la « masse » du corps, si densément perçue dans la scène de l’aveu en forêt par exemple). Je tords un peu la notion leibnizienne, n’en retenant que l’isolement, la cécité (l’incommunicabilité entre les êtres humains). Puis monade a appelé nomade, allusion claire aux voyageurs embarqués sur L’Euphrosyne. Le maillon suivant de cette chaîne signifiante est no mad, « pas fou ». Je vous laisse découvrir la fin du roman, si vous ne l’avez pas encore lu, pour goûter le sel ironique de ce jeu de mots, qui met en balance la lucidité extrême de Rachel et le « beau coût » à payer.

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A suivre, épisode 7 : Traduire l’abîme (1)


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