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Je reviens, pour finir, sur les deux situations romanesques, différentes en apparence, où V. Woolf utilise « gulf ». Dans la première, Rachel mesure la distance entre son environnement et ce qu’elle tente d’en retranscrire dans sa lettre ; la deuxième met en scène Rachel dont la maladie la coupe du monde, au point qu’elle est « Complètement retranchée, sans aucune communication avec le reste du monde, (…) désormais seule avec son corps ». Ce qui relie les deux scènes donc, c’est le mot « gulf », image d’un un espace infranchissable. Celui qui sépare les mots des choses, et celui qui sépare non la santé de la maladie, mais les corps des vivants entre eux. Bref, les êtres humains doués de la parole, l’auteure elle-même, comme autant de monades. La cause de cette maladie, ce sont « les fièvres » qui frappent habituellement les voyageurs. Sans doute. Pourtant, je ne peux éviter de penser à l’épisode de l’aveu, à la terreur métaphysique qu’elle inspire au couple. Les deux personnages s’approchent d’un abîme et ne s’en remettent pas : que l’on puisse parler et pourtant être aussi seul dans un monde qui n’a pas de sens, au « silence déraisonnable » (Camus).
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Je découvre la traduction de Jacques Aubert (édition de la Pléiade). Lui aussi traduit « gulf » par « abîme ». En revanche, The Voyage Out est rendu par Traversées : titre plus économe, plus ouvert à l’interprétation. Le pluriel, en outre, suggère les différents voyages (physiques : de l’estuaire de la Tamise à l’Amazonie, puis de Santa Marina – l’hôtel et la villa où résident les voyageurs – à la forêt, rejointe par le fleuve ; symboliques : apparences du jeu social déjouées, solidité du Moi battue en brèche, artifice du personnage littéraire, non-pertinence ou impertinence de la parole ; mythique : voyage initiatique de Rachel, etc.)
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Surprise en lisant la traduction de Jacques Aubert : je vous en fais part. Je reprends le passage où Rachel est saisie de terreur, au chapitre XX. « C’est terrible – terrible », murmura-t-elle après un autre silence, mais, ce disant, elle pensait au bouillonnement obstiné des eaux autant qu’à ses propres sentiments. Il n’en finissait plus, au loin, ce bouillonnement des eaux, insensé et cruel. »
Traduction de l’édition Flammarion, La traversée des apparences, non pas due à Viviane Forrester, mais à Ludmila Savitzky, et qui daterait de 1948 pour la France. « Après une nouvelle pause, elle murmura : « terrible…terrible », mais en disant ce mot, elle ne pensait pas plus à ce qu’elle ressentait qu’au bruit tourbillonnant de l’eau qui persistait dans le lointain, qui se prolongeait, absurde et cruel ».
Voici le texte de Virginia Woolf (source : The Project Gutenberg) : « Terrible—terrible,” she murmured after another pause, but in saying this she was thinking as much of the persistent churning of the water as of her own feeling. On and on it went in the distance, the senseless and cruel churning of the water. »
Il me semble clair que la traduction de Ludmila Savitzky présente un grave contresens : à la lire, on pense que Rachel ne pense à rien (double négation « pas plus à … qu’à… »), absente du texte original. Jacques Aubert respecte le comparatif d’égalité affirmatif « as much of…as of… », permettant à la métaphore liquide, récurrente dans le roman, de faire sens. « Persistent churning » est rendu, chez Aubert, par « bouillonnement obstiné », et par « bruit tourbillonnant » chez Savitzky. Là encore, Aubert me paraît au plus près du texte de Woolf : « obstiné » dit assez l’hostilité de l’élément liquide, moins sensible dans « tourbillonnant ». Enfin, Woolf répète le groupe nominal « churning of the water » ; Aubert garde la répétition, remplacée par deux subordonnées relatives chez Savitzky. Les six décades (au moins) écoulées entre ces traductions révèlent un retour au texte, une attention nouvelle accordée à l’idiosyncrasie de Woolf.
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A faire : examiner les autres traductions de ce roman : Croisière, Armel Guerne ; et toutes celles que j’ignore.
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Rapide codicille :
Virginia Woolf aura peut-être lu, de Joseph Conrad, Nostromo (1904). Sous-titré récit du littoral, ce roman est ancré, lui aussi, dans un pays imaginaire d’Amérique du sud, le Costaguana. Au seuil du roman, la description d’un golfe : le Placido. Et des harmoniques sombres entre Nostromo et The Voyage Out : « Dans la soirée la masse de nuages qui s’avancent dans les hauteurs du ciel étouffe le golfe paisible tout entier dans une obscurité impénétrable (…) Dans cette vaste étendue votre navire flotte, invisible, sous vos pieds ; ses voiles battent au-dessus de vos têtes, sans que vous puissiez les voir. » (traduction : Paul Le Moal).
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Parvenu à ce point , je poursuis ma lecture de Virginia Woolf, afin de mesurer, entre autres, combien ce Voyage Out est fondateur.
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Et ce trouble qui ne passe pas : Virginia Woolf va faire de son « psychisme hydrant » (Bachelard), de ses images aquatiques, une métaphore vive, au point, à la lettre, de s’y noyer.
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Les notes de Virginia Woolf en accès libre (King’s College London)


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