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« Les murs sont en colère de trop de corps
l’accusé évoque un coup de sang
l’accusé avait aiguisé son couteau
les circonstances restent à élucider
oui mais un corps mort »
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Je n’ai pu lire en une fois ICI DES HOMMES, recueil poétique de Jen Hendrycks. Il m’a fallu le laisser, y revenir, éprouvé, une fois encore, par la répétition mécanique des féminicides, par le déchaînement systématique et systémique des passions tristes qui animent le sexe masculin. Que je sois de ce sexe ne contribue pas peu à ma nausée.
Jen Hendrycks s’est pourtant limitée, si l’on peut dire, à la seule année 2022, principalement en France ; elle évoque aussi l’Iran et le Mexique. Du constat maintes fois établi des féminicides, que faire ? Que dire ? Oui, la justice passe. Imparfaitement, parfois. Alors : arracher à l’oubli, à l’ensevelissement dans les faits divers, à la répétition elle-même, la singularité de chacune, une par une, de ces femmes tombées sous les coups de leur conjoint, qui n’a jamais porté si bien ce nom.
La poésie de Jen Hendrycks n’ignore pas que le Verbe n’est pas lazaréen, mais si aucune d’entre elles ne reviendra, leur prénom, leur âge, lui, reviennent nous hanter. La poétisation n’est pas une esthétisation, mais le nouvel accueil de Lisa, Muriel, Eléonore, Elsa-Marie, Evelyne, Amélie, Céline, Nana, Simone, Amanda – je n’évoque là que les disparues-revenues de janvier 2022.
ICI DES HOMMES est incantatoire : la date, le prénom, l’âge, le nombre d’enfants, le lieu du drame, ouvrent chaque strophe du recueil. Alors seulement, une fois la femme réinscrite dans le symbolique, est à l’oeuvre la parole poétique, pour intextuer l’insupportable, parfois suggéré :
« sous un drap une sœur attend » (Février 2022, le 13_Lucia 49 ans)
ou crûment représenté :
« des yeux doux tranchés par un couteau (le 28_Farida 50 ans_2 enfants) » L’image, insoutenable, retourne ironiquement l’expression amoureuse en son envers atroce, convoque les images d’Un chien andalou.
Jen Hendrycks intervient parfois à la première personne et dénonce la mauvaise foi des coupables, leurs justifications inacceptables, récuse les motifs de « crime passionnel », s’insurge contre le silence coupable de témoins passifs, voyeurs indignes : toutes manifestations de l’idéologie patriarcale, jamais questionnée par les acteurs des féminicides, ici charriée et sapée dans le flux poétique. Sa fluidité tient aussi à la ponctuation absente, garante de la polysémie.
ICI DES HOMMES : l’auteure n’achève pas son propos (c’est une aposiopèse, dit la rhétorique), et cette suspension du discours évoque pour moi l’impossible parole face aux actes ignominieux. La figure de style parvient pourtant à composer avec l’amuïssement : charge aux lectrices, aux lecteurs, d’endosser l’horreur, d’achever le titre. Jen Hendrycks recourra à plusieurs reprises à l’aposiopèse.
Je ne peux pas ne pas penser au titre du livre SI C’EST UN HOMME de Primo Levi, et à une réponse qu’il fait lorsqu’on lui demande pourquoi il n’exprime ni haine ni désir de vengeance : « J’ai délibérément recouru au langage sobre et posé du témoin plutôt qu’au pathétique de la victime ou à la véhémence du vengeur ». Je cite Levi en écho à la sobriété sociologique de Jen Hendrycks, lorsqu’elle commence ses strophes. Levi dit aussi que « Celui qui opprime n’est pas un homme, celui qui est opprimé ne l’est plus […] Et n’est plus un homme celui qui inflige la démolition totale à d’autres hommes, devenus des objets à ses yeux. » (Zurich, 1976). Bien évidemment, « homme » est à prendre au sens d’ « être humain ». Je cite encore le poème Shemà, en exergue du texte de Levi : « Considérez si c’est une femme / Que celle qui a perdu son nom et ses cheveux ».
Le recueil de Jen Hendrycks est de ceux dont on se souvient. ICI DES HOMMES regarde l’abîme dans les yeux poétiquement, pour, lit-on en 4e de couverture, « refuser l’effacement […] et faire de la parole un acte ». Alors, si le Verbe ne ressuscite pas, il est assez performatif pour frapper fort.
| sans crainte une femme se libère et marche à l’horizon | (p. 84)
J’ai aimé la 1ere de couverture, illustrée par l’auteure : encre noire et rouge, ligne claire et délicate des femmes ici, toutes liées entre elles par le fil ténu d’une Vita nuova.
Faut-il préciser que ce recueil me semble essentiel ?
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ICI DES HOMMES, Jen Hendrycks
88 pages / 7 €

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