Écouter la pièce à côté (Diverted Traffic 3/6)

Déviation 2

« Au pire ».

Deux mots qui, dans les phrases du quotidien, envisagent l’évènement le plus grave, le plus douloureux, etc., tout en le relativisant. Au pire pour dire que ce n’est pas si grave, puisque le point de vue adopté est celui du au mieux – encore que ces deux mots laissent entendre un désabusement. On se retrouve ainsi pris sous les fourches caudines de l’optimisme et du pessimisme. Tant on apprécie la facilité de l’alternative franche, oui/non, vrai/faux, qui est paresse et leurre. Au pire, tu meurs, au mieux, tu vis. En poussant ainsi les feux, je vois que cette alternative ne me plaît pas. Cette alternative radicale pire/mieux, qui aplanit, je m’en rends compte, m’empêche de distinguer une possible troisième voie, non linéaire, non séquentielle, mais arborescente. Voilà pourquoi « au pire » m’est apparu : locution-poinçon, qui perfore en une ligne unique « pire-mieux » les couches de sens, évitant tout détour salutaire. Ligne que je vois droite, infinité de points jusqu’à l’infini, et qui donc ne fait pas bord. Et je réalise que détour appelle détourer, soit créer une limite, un bord.

3

Retour au dialogue entre Connes et Gauthier-Lafaye. Topos a à voir avec topologie, c’est-à-dire une proximité de points représentant un espace. Mais,  précise Alain Connes, « la notion de topos est infiniment plus générale » que celle de « topologie », car elle « contient, outre les espaces topologiques ordinaires, quantité d’exemples de nature combinatoire » d’ « une richesse infinie », et « totalement originale », car le topos serait semblable à un « deus ex machina qui introduit une variabilité dans la théorie des ensembles ».

Je vérifie ce que recouvre la théorie des ensembles : une branche fondamentale des mathématiques – voire son langage – qui étudie les ensembles, c’est-à-dire des collections d’objets (les éléments), branche créée par le mathématicien allemand Georg Cantor à la fin du XIXe, précise une encyclopédie libre en ligne. Souvenirs scolaires : inclusion, appartenance, intersection, union, dessins qui illustrent ces combinaisons et que j’aimais bien tracer. Je suis un M. Jourdain des mathématiques modernes. La théorie des ensembles permet de définir et construire presque tous les autres objets mathématiques.

Quel est le rapport entre le deus ex machina, cette solution tombée du ciel pour dénouer l’indénouable, et le topos de Grothendieck ? « On avait l’habitude, en mathématiques, d’étudier les espaces en les regardant directement : ici, on change complètement d’approche et on met l’espace dans les coulisses en lui faisant jouer le rôle de paramètre dans la théorie des ensembles ordinaires », précise Alain Connes.

Et ceci, qui vient éclairer pour moi, enfin, le propos : « Lorsqu’on travaille dans un topos, tout se passe comme si on manipulait des ensembles ordinaires, sauf que l’on ne peut plus appliquer la règle du tiers exclu, qui s’entend comme “pour toute proposition on doit accepter soit qu’elle est vraie, soit que sa négation est vraie”. Comme la situation dépend d’un paramètre [exemple : le temps], on ne peut plus raisonner par l’absurde ; un énoncé peut être vrai pour certaines valeurs du paramètre, sans être vrai pour toutes. ». Bref, avec la notion de topos, « la notion de “vrai ou faux” devient beaucoup plus subtile et nuancée. On y rencontre même la notion [évoquée par Lacan pour l’analyse] de “chemin vers la vérité” ».

Je comprends qu’avec le concept de topos, Grothendieck rapproche les mathématiques des problèmes de la vie courante, des phénomènes naturels. Je le cite : « Dans la nature, dans la vie, il n’y a pas de propositions qui soient absolument vraies ou absolument fausses. Il y a même lieu souvent, pour bien appréhender la réalité, de prendre en ligne de compte des aspects en apparence contradictoires, en tout cas, des aspects complémentaires, et tous les deux sont importants. » (Conférence donnée au CERN en 1972). C’est ici ce qu’on appelle les compossibles : des possibles qui peuvent se produire simultanément, sans s’exclure mutuellement.


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