Au cœur de La Machine, de la poésie opérant sous nos yeux, où le poème de Goethe est pré-texte et nouveau texte, au détour de l’un des innombrables chemins qui le composent, soudain, des culs-de-sac : impossible d’aller plus loin. Voyez vous-même les trois extraits suivants :



Ce qui émerge dans l’application du protocole 1 :
a) deux verbes liés qui évoquent le système carcéral des camps nazis (Surveiller et punir de Foucault ne sera publié qu’en 1975, ce qui ajoute à La Machine un amusant pouvoir prédictif) ,
b) la devise de la Révolution nationale de Pétain,
c) le salut hitlérien.
Comme si, partant du poème de Goethe, la Machine ne pouvait rien générer d’autre que cela, au terme d’une recréation que l’on attribuera au hasard, aux lois binaires du processeur. En déléguant à la Machine cette faculté, Perec use bien sûr d’un artifice : introduire dans la recréation informatique les mots dont la charge historique et personnelle est fortement prégnante. Non, toutefois, sans la pudeur de l’oblicité (c’est sous nos yeux, mais on peut passer à côté, ne rien voir – comme ces lecteurs de La Disparition qui ne remarquent pas la disparition du e – comme « La Lettre volée » de Poe, aux yeux de tous et pour autant bien dissimulée), oblicité à laquelle s’ajoute l’humour de l’écrivain. « Dans le labyrinthe, écrit Clément Rosset dans Le réel, il y a un sens, plus ou moins introuvable et invisible, mais dont l’existence est certaine : sont donnés de multiples itinéraires dont un seul, ou quelques rares, sont les bons, les autres ne menant nulle part. » Je pense qu’il y a ici un double point de butée :

Le premier, capital, serait le silence de la disparition des parents. « Nulle part », écrit Rosset. Me revient l’expression nazie « Anus Mundi », « l’anus du monde », pour désigner les camps d’extermination. Dans La Machine : nulle part, c’est un texte qui finit sur un blanc typographique, suivi de la commande « stop », ou de « requête annulée ». Rien, le non-sens. « Hier ist kein warum », rappelle Primo Levi : un soldat allemand du camp répond à un prisonnier qu’ « ici, il n’y a pas de pourquoi. »
Le second, c’est ce à quoi La Machine poétique aboutit :
« la patrie, la famille, le travail » : devise pétainiste retournée et enrichie de déterminants, ce qui la désamorce, la désarrime de l’ordre séquentiel habituel.
L’extrait 3 n’est pas moins troublant :
« apapa
apape
ape »
Le texte, dirait-on se cherche, bégaie, fait affleurer « papa », le père tué à la guerre ; rapproche « ape » (« singe » en anglais) et « apape » (j’entends clairement « pape »), s’achève sur un compte à rebours (les chiffres apparaissent ici comme le résultat de l’élaboration machinique, au même titre que les lettres) pour mettre en scène le rire (« ha / ha »), l’affect (« haï / haï ») et le salut tronqué, coupé par Perec, transformé en éclat de rire (« hi ! »). Je ne peux dire que ceci : les chiffres sont la matrice numérale tatouée sur la chair des déportés, comme les lettres de l’alphabet sont la matrice littérale des textes.

Chiffres, lettres : matériau linguistique que l’Histoire « avec sa grande hache » a façonné : les voyelles et les consonnes qui ont permis de forger le slogan cynique « arbeit macht frei » à l’entrée des camps de concentration. Mais tout autant les oeuvres de Beckett ou de Queneau, de Goethe et de Perec. Machine dont l’une des fonctions pourrait bien être de réparer, dans l’ordre du symbolique, le mésusage (la torsion) des langues allemande et française. (Voir bien sûr LTI de Viktor Klemperer pour la nazification de la langue allemande.)


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