Silences Perec (7/7)

Je constate que ces « machinations » de Perec s’achèvent dans le silence. Je prends un dernier extrait :

Perec s’impose une contrainte qu’il choisit d’ignorer. Il considère comme « génial » le poème de Goethe et n’ira pas plus avant.

Silence après Goethe. Silence de mort, pourrais-je dire.

Pas « d’expansion métaphorique » : les surcroîts de sens que permet la métaphore n’ont ici pas voix au chapitre. Plus exactement, il ne s’agit pas de faire « plus » poétique, ce qui contreviendrait tant à la forme lapidaire choisie par Goethe qu’au parti-pris d’oblicité de Perec. Non pas « plus », mais autrement. Non la saturation d’un même espace symbolique, d’une même image mentale, mais ses glissements. Paul Ricoeur, dans La métaphore vive, rappelle que « c’est le mot qui, dans le discours, assure la fonction d’identité sémantique : c’est cette identité que la métaphore altère. » Si on lit donc la recréation du poème de Goethe comme le substrat poétique qui permet l’échappée intime – l’annihilation de ses parents et ses conséquences sur l’homme de lettres – alors on saisit le refus de Perec d’ajouter, par « expansion », quelque mot que ce soit aux vers « tu sentirais / un souffle à peine ». Il me semble que la modalisation du conditionnel, dans sa retenue, déflagre davantage qu’une envolée métaphorique.

L’usage refusé par Perec de la métaphore, ce pourrait être le refus d’une « stratégie du discours qui, en préservant et développant la puissance créatrice du langage, préserve et développe le pouvoir heuristique déployé par la fiction », écrit Ricoeur en préface de La métaphore vive pour la définir.

Mais ce n’est pas si simple avec Perec. Ce qu’il refuse, c’est peut-être une image de ses parents que la métaphore imposerait, image que la disparition tragique empêche, rend manquante, comme le suggère le début de W ou le souvenir d’enfance : « Je n’ai pas de souvenirs d’enfance ». Dans Penser/Classer, l’écrivain revient sur l’analyse qu’il a faite de 1971 à 1975. Le texte s’appelle « Les lieux d’une ruse » ; voici les lignes qui m’ont retenu : « Lorsque j’essayais de parler, de dire quelque chose de moi, d’affronter ce clown intérieur qui jonglait si bien avec mon histoire, ce prestidigitateur qui savait si bien s’illusionner lui-même, tout de suite j’avais l’impression d’être en train de recommencer le même puzzle, comme si, à force d’en épuiser une à une toutes les combinaisons possibles, je pouvais un jour arriver enfin à l’image que je cherchais. »

J’avance que dans La Machine, Perec recourt pourtant à certains attributs de la métaphore qui seraient a) les transports de sens (ce que désigne littéralement le terme « métaphore »), b) une dimension heuristique, c) une dimension fictionnelle.

a) Transports de sens : ils s’opèrent à l’échelle non du mot ou du vers, mais à celle de l’ensemble du dispositif textuel, un ordinateur capable d’analyser un poème. Quelque chose comme « L’écrivain est ici une machine ». Non « est comme une machine », mais « est une machine ».

Dans Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Agamben souligne que le dispositif a « pour objectif de faire face à une urgence pour obtenir un effet plus ou moins immédiat. » L’urgence, c’est sans doute le corps à corps de Perec avec son histoire et avec les mots. Je reprends le résumé d’Agamben sur le « dispositif » :  » 1) un ensemble hétérogène qui inclut virtuellement chaque chose, qu’elle soit discursive ou non : discours, institutions, édifices, lois, mesures de police, propositions philosophiques. Le dispositif pris en lui-même est le réseau qui s’établit entre ces éléments. » Dans La Machine, le réseau est tissé de fils hétérogènes (commandes ou prompts informatiques, poème de Goethe traduit, variations sémantiques et syntaxiques sur ce poème, langues diverses, slogan nazi, écriture poétique, etc.). « 2) le dispositif a toujours une fonction stratégique concrète et s’inscrit toujours dans une relation de pouvoir. » Fonction : donner à voir, sentir, entendre, la langue poétiser ; la relation de pouvoir, entre autres choses – je vais vite ici – est celle d’un sujet historique, Georges Perec, orphelin, juif, qui fait oeuvre de littérature pour affirmer sa propre existence d’homme de lettres. « 3) comme tel, il résulte du croisement des relations de pouvoir et de savoir ». Pouvoir et savoir de Perec sur l’ordinateur IBM dont il a assez saisi le fonctionnement et les enjeux pour les mimer, retournant ainsi la relation d’assujettisement de l’homme à la machine en son contraire.

b) Dimension heuristique, ou « ce qui sert à la découverte ». Dans une note trouvée dans l’édition des Choses offerte à son traducteur allemand Eugen Helmlé, Perec écrit : « Très vite, je m’aperçus qu’une partie de mes préoccupations formelles, de mes interrogations sur la valeur, le pouvoir, les fonctions de l’écriture pouvaint y trouver des réponses, des solutions que je ne parvenais pas encore à trouver dans le cadre de mes recherches purement romanesques. » La Machine est donc clairement heuristique – le dispositif textuel de « machine » est lui-même une solution découverte pour écrire autrement, d’une manière originale.

c) Dimension fictionnelle : présenter l’analyse du poème de Goethe comme le produit d’un algorithme qui fait tourner un ordinateur IBM. Je découvre que le terme « ordinateur » apparaît en France en 1955, sur le modèle d’ « ordonnateur », qui servait à désigner, me dit une encyclopédie en ligne, « un organe spécial et variable […] constitué simplement par des feuilles de carton ajourées, analogues à celle des métiers Jacquard », ceux-là mêmes qui permettaient le tissage de textiles. L’invite au début de La Machine est : « ici érato, pour programmer directement votre question, veuillez insérer la carte perforée dans la fente de lecture et appuyer sur les touches a et d ». La Machine perecquienne est évidemment une machine à tisser le texte, le textus latin : tissu, trame.

Bref, métaphore il y a, mais à un autre niveau, qui permet à l’écrivain de répondre à la poéticité de Goethe par une poéticité propre, unique et singulière : l’idiosyncrasie de Perec, que je rapproche à nouveau de l’idiotie de Clément Rosset.

Je ne dirai rien des dernières pages de La Machine, sinon que, entrecoupées de « ———–silence——— » où se déploient des synonymes en plusieurs langues, offertes aux poètes (Henri Pichette, Jean de Lassus, Hölderlin, White, Nietzsche, Novalis, Baudelaire, Izumi Shikibu…), elles révèlent un Perec poète, au plus près de l’amuïssement.

Que le texte de La Machine soit destiné à la radio souligne d’autant plus la butée muette de l’écriture et de la voix, que les espaces blanches du papier et les silences des locuteurs rendent intelligibles.

source : thoughtco.com

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