Contre l’oppression : « Se remplir de soi-même », Vasyl Stus

Découvert une anthologie du poète ukrainien Vasyl Stus, dans une édition bilingue présentée et traduite par Georges Nivat (2022). Une cinquantaine de poèmes.

Né en 1938 dans l’oblast de Vinnytsia, en Ukraine, Vasyl Stus a passé les treize dernières années de sa vie dans les geôles soviétiques pour « dissidence ». Son « arrogance » lui a aussi valu, au sein même du goulag, d’être mis à l’isolement. Isolement ad extremum, comme l’écrit Bohdan Tokarsky, spécialiste de Vasyl Stus. En 1983, après la publication de son journal, sorti clandestinement du camp et publié en dehors de l’URSS, Vasyl Stus a vécu un an en isolement. Il allait mourir deux plus tard, le 5 septembre 1985, à l’âge de 47 ans, au camp de Perm-36. Mais c’est pendant sa captivité que Vasyl Stus a écrit les 500 pages de son grand-œuvre Palimpsestes. IL a aussi traduit Goethe et Rainer Maria Rilke.

©historyanswers.co.uk Goulag Perm 36

Au camp, « Stus était orgueilleux, hautain comme un empereur chinois », écrit en 2006 son compagnon Mikhail Heifetz dans Silhouettes ukrainiennes.

Vasyl  Stus écrit, dans ses Notes du camp (1983) : « À Kiev, j’ai appris que les personnes proches du Groupe d’Helsinki étaient victimes de répressions flagrantes. Cela avait au moins été le cas lors des procès d’Ovsiyenko, Horbal et Lytvyn, et Chornovil et Rozumny allaient bientôt subir le même sort. Je ne voulais pas d’un Kiev comme celui-là. Voyant que le Groupe était à la dérive, j’y ai adhéré parce que je ne pouvais pas faire autrement… Quand on m’a retiré la vie, je n’avais pas besoin de miettes pitoyables. Psychologiquement, je comprenais que les portes de la prison s’étaient déjà ouvertes pour moi et qu’elles se refermeraient derrière moi un jour ou l’autre, pour longtemps. Mais que pouvais-je faire ? Les Ukrainiens ne pouvaient pas quitter le pays, et de toute façon, je ne tenais pas particulièrement à franchir ces frontières, car qui alors, ici, en Grande Ukraine, serait devenu la voix de l’indignation et de la protestation ? C’était mon destin, et on ne choisit pas son destin. On l’accepte, quel qu’il soit. Et quand on ne l’accepte pas, il nous envahit de force… Mais je n’avais pas l’intention de baisser la tête, quoi qu’il arrive. Derrière moi, il y avait l’Ukraine, mon peuple opprimé, dont je devais défendre l’honneur ou périr. » (source)

Où il a puisé cette force, cette capacité à résister qui m’abasourdit, c’est en lui-même. Stus a créé le néologisme samosoboiunapovnennia, « se remplir de soi-même », dans le premier poème écrit en captivité dont les derniers vers, précise Bohdan Tokarsky, sont les suivants : « car vivre, ce n’est pas dépasser ses limites / mais s’adapter et se remplir de soi-même. » C’est «  être plein du sens équilibré de la nature, juste à son apogée spirituel », a écrit Stus dans un essai, sachant qu’il est « impossible de dépasser les limites de soi-même ».

(traduction personnelle de l’anglais)

Vasyl Syus remporte en 1982 le prix Antonovych. Son recueil La route de la douleur (1990) lui vaut le prix Taras Shevchenko en 1991. Il est élevé au rang de Prince Yaroslav Le Sage en 1997. Le président Yushchenko le fait Héros de l’Ukraine en 2005.  

Vasyl Stus

Écoutons-le, lisons-le :

« La Terre est trop petite

pour l’esprit. Elle est trop exiguë

pour l’âme échevelée, cette planète,

où vivre oblige à se voûter (les tranchées

des élévations de soi)

(traduction personnelle de l’anglais)


De l’anthologie traduite par Georges Nivat :

Extrait « Du corps principal de “Palimpsestes” »

Ô Seigneur Dieu ! J’ai telle angoisse,

Esseulement – sans fin ni limite.

Mère-Patrie perdue. A tâtons l’œil

Cherchant son chemin entre ravins.

C’est mon chemin. Aller ? Retour ?

Mon chemin. Mon monde, à perte de vue.

Pardonne-moi, femme, sois clément, mon fils,

Et toi, mère, surtout ne me maudis pas !

Me voici loin parti. En rage. Au hasard.

Me voici loin parti, mort de fureur.

Les monts rosés sont ferrés par la glace.

Tout en haut, la noire tribu des corbeaux.

Le soir m’aveugle. Et le dessin des monts

Comme un décor de carton découpé.

C’est ton chemin, vers le haut ou le bas.

Te voilà parti. Parti là-bas. Loin.


Extrait de Palimpsestes (corpus de Magadane)

Ô combien de mots, tels des fantômes,

Sifflent comme des balles à mes oreilles,

Tous vont frôlant mon être essentiel,

Ça crépite seulement.

Je passe au travers des mots menteurs,

Pars au combat, suis en première ligne,

Ce sont tes soldats, ces simples mots.

Mots empotés semant trahison.

Prends garde, en croyant croire au bien,

On se perd au bruit de sa douleur.

A trop souvenir, vient la fatigue,

Et si tu flanches, aussitôt – la mort,

Tu seras enrubanné de nuit,

Là où plus ne sont chagrin, ni joie,

Ni vie, plus que mort à remâcher.

Ô combien de mots, tels des fantômes !


D’autres poèmes en ligne, traduits de l’ukrainien en anglais par Alan Zhukovski :

The Lord Has Started Being Born Within Me, ici sur le site Poetry London

The Pain is like the wine of dying throes, ici


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