
S’il y a un nouveau livre de référence sur cette catastrophe qui ne cesse d’avoir lieu, seconde après seconde, c’est bien Oublier Fukushima, paru aux Editions du bout de la ville. Il est signé par Julie Aigoin, Pierre E. Guérinet et Floréal Klein, qui s’effacent derrière le nom d’Arkadi Filine : c’est l’un des 800 000 liquidateurs auquel Svetlana Alexievitch donne la parole dans sa terrible Supplication (1998) consacré à Tchernobyl. Arkadi Fiiline donc, à qui les trois écrivains rendent hommage, liant du même coup une catastrophe à l’autre. J’ai dans les mains l’édition augmentée de mai 2021 (la 1ere date de 2012, un an après Fukushima Daiichi). Neuf chapitres denses, très richement documentés, avec en exergue une citation d’A. Filine. La parole est largement donnée aux victimes, les évacués, les travailleurs du nucléaire exploités en dernier maillon d’une cascade de sous-traitants qui dissout les responsabilités ; de même qu’interviennent des journalistes (presse suisse, française, japonaise, allemande, etc.), des chercheurs et des scientifiques. La légitimité de cette parole, à la seule aune du nombre des victimes du nucléaire passées, présentes et à venir, est indiscutable, mais elle est violemment battue en brèche par les pronucléaire – et les récentes décisions, consternantes, de la COP 28 abondent malheureusement dans ce sens : toujours plus de nucléaire. Il s’agit bien d’un écocide, d’une « guerre généralisée contre le vivant », comme l’écrit Jean-Marc Royer dans Le monde comme projet Manhattan, cité dans Oublier Fukushima.

Oublier Fukushima m’a marqué, en ce qu’il nous fait toucher du doigt ce que le » négationnisme nucléaire » (J.-M. Royer), permet à la nucléocratie, continuation du » capitalisme thermo-industriel » (celui des énergies fossiles, selon la formule d’Alain Gras dans Le choix du feu, 2007) : nous leurrer par la fable de l’énergie propre et décarbonée, écraser impitoyablement l’humain, faire tourner la grande machine capitaliste qui des femmes, des enfants et des hommes, fait de simples » ressources humaines « , c’est-à-dire des variables d’ajustement, ou encore, des abstractions : des » humains jetables « , comme le dit S., un jeune travailleur du nucléaire (Oublier Fukushima, » Les humains jetables « , p. 252) – et la lecture que j’ai faite tantôt de La Centrale d’Elisabeth Filhol rappelle que les ouvriers du nucléaires, français ou japonais, sont logés à la même enseigne d’un prolétariat sous-payé et surexploité, en temps de catastrophe ou en temps » normal » : tricher sur les dosimètres pour ne pas montrer qu’on a » pris de la dose » et pouvoir ainsi continuer à travailler).

Je reste abasourdi, pourtant, devant l’incurie incroyable, le mépris et le cynisme du gouvernement japonais, de Tepco, qui n’ont rien à envier à la culture soviétique du mensonge. Taire, manipuler les chiffres par des » reconstitutions de doses » fallacieuses, évacuer le moins possible, réhausser les seuils d’exposition aux rayons ionisants, » décontaminer » (inutile, comme Tchernobyl l’a prouvé), désinformer, et mentir, encore et toujours : le Premier Ministre Shinzo Abé déclarera la totale innocuité de Fukushima ; ce triste sire conservateur est hostile aux mouvements antinucléaires, et fera redémarrer un réacteur sur l’île de Kyushu le 11 août 2015, semaine où le Japon commémore le 70e anniversaire d’Hiroshima. Les JO 2020 de Tokyo doivent avoir lieu et auront bien lieu. Que le Japon soit irradié sur au moins 8 % de son territoire, qu’il ait été exposé à 770 billiards de becquerels, ne change rien à l’affaire : tout est « résolu », dixit Shinzo Abé.
Grâce à Oublier Fukushima, on affine sa connaissance de cette catastrophe toujours à l’oeuvre, on n’ignore plus rien de la douleur des familles, des divorces liés à l’éloignement géographique des conjoints (les » atomic divorces » ) ; des » évacués volontaires » qui, par pur bon sens, n’ont pas attendu les injonctions officielles pour fuir les zones contaminées, obérant par là-même toute possibilité d’aide financière de l’Etat, qui dresse des cartes ubuesques des zones contaminées pour donner l’illusion qu’il prend en charge ces nouveaux hibakusha, ou « irradiés », pour au final lâcher le moins d’argent possible ; des suicides d’habitants revenus chez eux et découvrant leur environnement ravagé. On croirait à un récit dystopique, si ce n’était pas la réalité.
Les neufs chapitres d’Oublier Fukushima valent aussi par leur première page, noire comme un faire-part, où se détache en lettres blanches la parole d’Arkadi Filine. La mise en page et la création graphique sont à mettre au crédit de Manu Baudez, les cartes sont d’Anaïs Chic et Titia Thomann. Des illustrations tirées d’ » Atomique Secours, ineffable manuel » (du commandant Charles Gibrin, 1953) et du Civil defense handbook n° 10 : Advising the houseolder on protection against nuclear attack, 1963, publié en français chez Allia) finissent de signer un livre remarquable et, à mon sens, essentiel.

Répondre à adejardin Annuler la réponse.