Entre est le pays (again)

Invitée récemment en Corée du sud, actuellement à Chypre, la poète Emmanuelle Malhappe y a porté le verbe d’Entre est le pays, un recueil d’une densité et d’une intensité telles que la parole déployée, organique, sensuelle, frappante, instaure l’entre, nouvel espace proximal, au plus près de la chair tremblante, aux aguets de l’apparaître, « attraper sans capturer » l’insaisissable de la vie, « trébucher la langue ». L’écriture d’Emmanuelle Malhappe est sans fard, à ce point de (dés)équilibre « qui s’inventerait sans cesse entre la surprise et le possible, entre l’essentiel et le moment, entre la passion et le mystère. »

Again pour un gain, à la lire, dans l’édition de L’Harmattan, collection Levée d’ancre, préfacée par Michel Cassir, poète et traducteur, et postfacée par Metin Cengiz, poète turc.

Again pour vous renvoyer à une note de lecture :

Entre est le pays nomme l’espace littéraire du recueil d’Emmanuelle Malhappe. Je saisis, dès le seuil, ce terme de pays, naissant du flux poétique, annoncé par l’exergue de Rilke (« L’art, c’est ne pas savoir que le monde existe déjà, et en faire un »), et découvre un nouvel habitable, inachevé puisqu’en devenir, aux limites imprécises : celles, fluctuantes, que dessine la vie intérieure.

Entre : une appréhension personnelle du rapport au monde et à l’écriture. La typographie, au seuil du livre, des vers du poème « de la chair du langage », sont en caractères romains. Ce poème précède un dialogue en italique. La casse droite de ce qui est érigé, la casse penchée qui évoque la cursive, la main qui écrit, la racine italienne. Le dialogue, au rythme intime des pensées, porte sur une interrogation essentielle : comment saisir le réel, en vivant, en écrivant ? Entre le premier poème et le dialogue, le pli visuel et physique de la page tournée ; l’on passe d’une voix à deux autres (ou, ce qui revient au même, à une voix dédoublée dans le for intérieur), celle(s) du dialogue laconique pour dire l’entre-deux d’une voix qui sait sans savoir : « Oui. Pas savoir. C’est ça », face à la voix naïve de cette part en nous qui se cogne et qui relance : « Je ne comprends rien à ce que tu racontes ». Le savoir sans savoir : c’est la nescience du mystique. Jean de la Croix commence ainsi ses « Couplets faits sur une extase de très haute contemplation » :

Entréme donde no supe /y quédeme no sabiendo / toda ciencia trascendiendo

(« Je suis entré où ne savais / et je suis resté ne sachant / toute science dépassant », trad. Jacques Ancet).

Monologue intérieur qui rappelle Nathalie Sarraute.

La préposition « entre » est invitation à poser le pied dans cette nouvelle contrée. A refaire corps, à la lettre.

Rythmique des trois parties d’Entre est le pays : « Avancer nu », « Mettre les voiles », « Au bord ». Les trois étapes d’un cheminement. La nudité de qui avance sans masque, de qui s’en va, quitte et dans le même mouvement cache, laisse reposer le regard (comme une érotique de la vie, qui consiste à vêtir de mots le vertige du réel), dévoile, et touche, momentanément, à un bord (de ce que je conçois comme l’insondable attirant).

J’aime que la dernière scansion du recueil soit « au bord », dont l’auteure entreprend la déclinaison. Et moi, lecteur, j’avance maintenant au bord du distique littoral : « se tenir au bord / sans aucun savoir ». Ensuite, quoi ?

Rare est la ponctuation. Elle est d’autant plus forte lorsqu’elle apparaît :

« au bord ?

de la langue

au seuil d’aucune porte

dans le vertige d’un trop savant agencement

quand on reconnaît tant les lettres qu’on ne les reconnaît plus ? ».

Question suspendue à ce crochet interrogatif, dans la liberté laissée d’y répondre ou non, de poser sa respiration là où on le veut, aidé, justement, par les manifestations visibles de l’entre : les blancs des espaces, l’absence de majuscules, le souffle libéré dans les décalages typographiques.

« explosion

oreilles    bourdonnent   corps   s’affaisse

plus rien ni même dedans dehors

errance

              plus éventrée que nue

   avec le rire des hyènes comme ignoble linceul » (« explosion », p. 41).

Entre est le pays est beau, âpre et cru, de la cruauté de l’incarnation, des blessures qu’on reçoit ou qu’on s’inflige, de qui, soudain expulsé du dedans et du dehors, va intextuer ces expériences : « Ce soir, c’est décidé, tu fais la peau aux mots. » (p. 35). C’est l’un des enjeux du recueil : s’il n’y a plus de lieu pour soi, où aller, où se tenir, sinon dans l’entre – à la fois l’interstice et l’espace intermédiaire habitable, fallût-il en passer par le meurtre des mots ? Le meurtre est symbolique, il s’agit de les déplacer, ces mots, au prix de la mise en péril qui consiste à écrire, dans cette contrée qu’Emmanuelle Malhappe appelle entre – et je garderai la majuscule qui accorde en propre la qualité éminente du fait poétique : Entre. Ainsi, la majuscule n’est plus le signe de la convention typographique, mais celle du toponyme ; non plus la préposition, mais le nom propre. Écrire poétiquement, n’est-ce pas autre chose que de resignifier ce que jusqu’alors les limites enserraient ?

Ce qui vit dans l’Entre, c’est l’écriture de la voix, du souffle, du corps. Rien de cérébral, non, mais une saisie fine des séismes intérieurs, de ce que les émotions suscitent, de ce par quoi l’on passe, quand les autres – leurs mots, leur amour, leur absence – traversent la chair. Dans l’Entre, les sensations retrouvées, les synesthésies, la possible vie malgré tout. Emmanuelle Malhappe capte les crêtes, les pentes intimes : c’est le beau coût de sa poésie ; j’y trouve une justesse que le risque de l’avancer nu permet.

Cette notion d’ « entre », l’auteure en avait dessiné les contours dans un précédent recueil, Éclats de femme (silence du féminin). Étroitement associé à une approche du féminin, l’entre vaut pour l’intact (ce qui n’est pas encore touché par la nomination), pour la virtualité, les espaces silencieuses entre les mots de la page, pour ce qui les met en relation. « La vie est dans les voiles. Dans l’entre qui n’est pas mi-chemin mais rencontre indicible. », p. 21. Voilà : la « rencontre indicible », qu’Entre est le pays dévoile un peu plus, est celle de l’auteure avec ses mots, avec ses lecteurs ; rencontre de soi avec soi dans la lecture, « les mains le nez dans les humeurs / dans l’humus de toute langue » (Entre, p.75).


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Réponse

  1. Avatar de Christine Maillard

    Merci pour ce partage !

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