AUTAGES de Maite Soler : une peinture de l’entêtement (1)

C’est à la Pop Galerie de la ville de Sète que ça s’est passé. Samedi 6 décembre, dernier jour de l’exposition de Maite Soler, « Autages ». J’ai pris ses tableaux en pleine face. Je n’avais rien vu de tel depuis les têtes de Michaux, les dessins d’Artaud, les trognes d’Otto Dix ou de James Ensor. Mais il ne s’agit pas ici d’Artaud ou de Michaux, ni des « Otages » de Jean Fautrier, même si l’on peut avancer qu’une certaine innervation court d’une oeuvre à l’autre – j’affirme d’ailleurs que la peinture de Maite Soler est celle qui a influencé Fautrier, car dans la noosphère, le temps ne suit pas le cours que l’on croit erronément percevoir : il s’involue.

D’une formation aux Beaux-Arts qui a failli lui coûter un silence définitif, l’arrêt du dessin et de la peinture, d’une parole institutionnelle ahurissante de bêtise (« Mais pourquoi tu fais du moche alors que tu sais si bien faire du beau ? », lui dit un jour un professeur des Beaux-Arts), Maite Soler a su se détourner. Se déconditionner. Heureusement pour elle, pour la peinture, pour nous, elle est sortie du cadre.

Car il n’y a aucun cadre qui tienne, à même de contenir ce flux puissant de visages et de matières. Le cadre achèverait la peinture – lui donnerait cet aspect définitif, isolé, rassurant – muséifiée. La Pop Galerie offre à l’artiste ce dont elle a besoin : l’espace pour y déployer les fulgurances d’une vie intérieure que l’on soupçonne âpre. A l’impérieuse nécessité de peindre répond l’urgence du geste qui saisit ce qu’il y a là, sous la main, pour tout support. Papier déchiré, toile, carton alvéolé, palette, poêle de cuisine : tout ce qui, vite, peut faire support, toute chose tangible qui puisse accueillir ces déflagrations.

Les « Autages », donc, laissent entendre une secrète filiation avec les « Otages » de Fautrier. Mais ce qui est, de gré ou de force, retenu, c’est l’autage, tous ces éclats de soi-même que Maite Soler parvient à saisir. Jean Paulhan, dans Fautrier l’enragé, écrivait au sujet des « Otages » que s’y « rencontrent enfin, et semblent s’accorder l’horreur et la reconnaissance, le dégoût et le chant, l’ambiguïté de la matière et le doute des sentiments ». Voilà qui peut s’appliquer, pour une part, à ces autages : un entêtement – il s’agit de têtes – à se confronter au miroir de la peinture. Voyez : ces autages nous fixent dans un éprouvant face-à-face. Ils nous dévisagent. Autoportraits ? Si l’on veut, et pas seulement. Oui pour la part de soi, auto, que l’artiste sollicite sans aucune complaisance, au terme, j’imagine, d’excavations où les doigts saignent. Oui pour la volonté de restituer des traits saillants, des intensités. Mais nous ne regardons pas une peinture de genre. Nous assistons à une mancie, de celle qui rend visible à notre œil ce qu’il est autrement incapable de voir.

Comme si (j’utilise une comparaison fort maladroite), comme si c’était l’intérieur même de la psyché qui devenait soudainement visible ; comme si Maite Soler avait le pouvoir de retourner comme un gant – ou de dépiauter – cette « intériorité » si difficilement nommable, si peu accessible. Je parlais de mancie, je peux tout aussi bien dire spirite.

Imaginez un instant que cette intériorité (appelez-la âme, inconscient, ce qu’il vous plaira) soit pénétrable, que de simples pigments noirs puissent évoquer tout à la fois le vide et le plein, les contours changeants de ce que nous nommons « tête », que le geste créateur ait été assez juste pour rendre sensible ce que les mots peinent à dire. Voilà à quoi je pense à contempler ce lavis, jouant de la noire densité de l’encre pure et de sa dilution qui devient émanation, éther, et court aux bords blancs de la feuille.

Quand Maite Soler, dans une totale liberté, fait un fond bleu sombre pour détourer un masque blanc à l’orbite insondable, où s’allume un incendie dans les cheveux, on voit je ne sais quel effrayant spectre, quelle réminiscence des vanités cinglant leur memento mori, un masque de butô hanté par la danse des ténèbres.

La peau-papier reçoit par endroits des coups de griffe, laissant entrapercevoir le derme ; sa déchirure envahit œil et pommette, les rend invisibles, la bouche muette ; un regard borgne s’avance, va sortir du support, me prend à partie : dynamisme de la suggestion rouge – un vêtement / la bouche décrochée ?

L’instrument de l’artiste, cette palette que l’on a vue si souvent représentée comme un digne attribut, quasi sacralisé, est l’occasion chez Maite Soler d’une trouée de sens : la palette n’est plus palette mais nous tient tête, elle reçoit des badigeons rouge et brun, la peinture séchée mime yeux et bouche – mais on voit qu’il s’agit d’une peinture résiduelle, desséchée, épaisse. Un serpentin vert figure ainsi un œil ouvert (au vert), deux aplats épais figurent l’autre œil et la bouche – appariés malgré leurs fonctions différentes, bouchœil, œil-bouche. Trouée physique de la palette, qui creuse le front, touche le fond : le support même, le mur, pour notre éblouissement. Maite Soler signe, à l’envers, entre les deux yeux. Son nom regarde le troisième œil.


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Réponses

  1. Avatar de Emmanuelle Malhappe

    peintures saisissantes, insaisissables, et saisies ici à feu doux

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  2. Avatar de francoiserenaud

    ce mur… saisissant… très très fort

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  3. Avatar de Christine Maillard

    Impressionnant!

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