… de Toulouse, ce week-end, c’est un tirage de tarot poétique par Madame Sarah, alias Sarah Freynet, metteuse en scène d’En Compagnie des barbares. Tarot des fétiches, dessiné par Karine Marco, écrit par Ana Tot. On trouve les livres d’Ana Tot chez l’éditeur Le Grand Os…
Sarah Freynet qui a aussi mis en scène cri & co de Christophe Macquet…
Ce qui s’est aussi passé, ce sont les retrouvailles avec l’auteur de cri & co et de Dâh, dans la nuit khmère. Et les discussions qui s’ensuivirent. Dix ans après.
Et Christophe Macquet, dimanche, a lu des extraits de Dâh avec la comédienne Karine Monneau. J’en reparlerai.
Je vous assure qu’il s’est passé beaucoup d’autres choses : la rencontre avec le poète Ulysse Guyot et sa Brother portative, dans le geste politique de la dactylographie à l’air libre ; la dégustation de mafé camerounais que j’ai trop relevé de piment. Les soirées avec Aurelio Diaz Ronda, l’éditeur du Grand Os. Et pour une bête question de train à prendre, je n’ai pu voir Ana Tot rencontrer la Compagnie Vendaval : Carmela Acuyo (danse) & Vincent Ferrand (contrebasse).
Christophe Macquet à gauche, Aurelio Diaz Ronda au centre
Et j’en passe…
J’oubliais : les poinçons des Approches de Dâh sont en phase de métamorphose. Désormais absents de ce site, ils reviendront par la fenêtre.
Je n’avais pas imaginé l’ampleur du chantier des Approches de Dâh, quête et enquête personnelle du recueil Dâh, Dans la nuit khmère de Christophe Macquet. Je relis, encore et encore, passe au crible, et traque les coquilles, maladresses et répétitions nées dans l’écriture à flux tendu des Poinçons. J’approche peu à peu de la fin de la relecture, fin qui ne sera pas synchrone avec la lecture publique de Christophe Macquet, le 17 septembre à la Cave Poésie de Toulouse. Peu importe, du reste. La correction est dépassionnée, allégée de la tension qui préside à l’écriture – un objet devenu tiers, étrange et familier à la fois.
Rencontrant ce matin dans la rue des amis à qui j’avais fait lire les Archéologies ferroviaires, j’apprends que le livre va, circule, est lu. Je m’en réjouis, même en l’absence de retour direct des lecteurs.
Envoi à D-Fiction du 5e texte de l’atelier De la littérature comme un art nucléaire. Il sera en ligne début octobre. Les 6e et 7e textes sont prêts – pour une fois que j’ai de l’avance… Ces nouveaux textes ont été l’occasion de lire deux livres passionnants : Un nouvel âge de ténèbres, la technologie et la fin du futur, de James Bridle (New Dark Age, traduit par Benjamin Saltel), chez Allia (2018 et 2022 pour l’édition française). Texte hallucinant dans ce qu’il révèle de notre dépendance à la pensée computationnelle, entre autres choses, qui a noyauté notre rapport au réel et à ce qu’on peut en percevoir (vision justement obscurcie, d’où le mot de “ténèbres” emprunté à Lovecraft dans “L’appel de Cthulhu”, 1926, cité p. 20 du chapitre “Gouffre” par J. Bridle : “Ce qui est, à mon sens, pure miséricorde en ce monde, c’est l’incapacité de l’esprit humain à mettre en corrélation tout ce qu’il renferme. Nous vivons sur une île de placide ignorance, au sein de noirs océans de l’infini, et nous n’avons pas été destinés à de longs voyages.” Le livre de Bridle est remarquablement documenté, et tout aussi bien traduit. Un régal, effrayant pourtant dans ce que l’on y apprend. Je relis notre incapacité à tout saisir à la notion d'”hyperobjet” forgée par un un autre Britannique, Timothy Morton, dans La pensée écologique (2010, et 2021 chez Zulma Essais, trad. de Cécile Wajsbrot). Je n’ai pas lu Hyperobjets : philosophie et écologie après la fin du monde (2018), qui doit être plus proche encore de mes préoccupations. Une autre et très féconde lecture : Tchernobyl herbarium, collaboration entre le philosophe Michael Marder et la photographe Anaïs Tondeur, Editions Mimésis. Superbe livre : textes aigus sur la chose nucléaire, et “rayogrammes” créés par “l’empreinte directe de spécimens” de plantes irradiées dans la Zone d’exclusion de Tchernobyl : 24 x 36, niveau de radiations : 1.7 Microsieverts. Et la légende précise systématiquement : “en cours”, car cela ne cesse pas de se passer. Que signifient les ruines de Tchernobyl ? Les plantes aident à penser cette réalité, qui est pour moi un exemple de cet “hyperobjet” qu’évoque par ailleurs T. Morton.
520. Sommeil de cendres est le dernier roman de Xavier Boissel, paru le 15 juin 22 chez 10/18. Sélectionné pour le “Prix France Bleu L’histoire en polar” , il se déploie dans une France pompidolienne et giscardienne, en 1974 et 1975. Histoire que l’auteur fouaille dans son précédent roman policier Avant l’aube (2017, 10/18), mais aussi dans toute son œuvre : Paris est un leurre, la véritable histoire du faux Paris, (2012, Inculte) ; Rivières de la nuit, (2013, Inculte) ; Autopsie des ombres, (2013, Inculte) ; Capsules de temps, (2019, Inculte).
Xavier Boissel sonde incessamment les ombres portées de l’Histoire ; je maintiens la hache majuscule pour désigner les entailles qu’elle porte sur la chair des hommes. Il n’est pas besoin d’avoir lu Avant l’aube pour goûter Sommeil de cendres, même si cette lecture est éclairante : la France de 1966, le Service d’Action Civique de De Gaulle, l’enquête sur la mort d’une femme, menée par l’inspecteur Philippe Marlin, dans un décor crépusculaire, qui va retourner la réalité des “happy days” comme un gant sale. Sommeil de cendres semble aller plus loin dans la consomption de la réalité. L’impulsion qui lance la mécanique tragique est la même qui présidait au roman précédent, la découverte d’un cadavre. Mais si l’Histoire se répète – c’est aussi la loi du genre policier – X. Boissel ne se répète pas. Il avance dans la noirceur, il pousse le genre. Un lecteur de Jean-Patrick Manchette retrouvera, dans l’ouverture du roman, un hommage à La Position du tireur couché. Mais l’entrée en matière, chez Boissel, est d’ordre cosmique ; les éléments naturels se liguent et déferlent sur l’Europe occidentale, jusqu’à cingler la vitre derrière laquelle se tient Michel Eperlan, en charge de l’enquête sur le cadavre d’un étudiant maoïste, retrouvé mutilé sur le périphérique. Eperlan, héritier des personnages manchettiens d’Epaulard (Nada) ou Gerfaut (Le Petit bleu de la côte ouest), aura la lourde tâche de faire la lumière sur ce meurtre. Quand l’Histoire se répète, écrasante, qu’elle ne semble pas avoir la fin que Hegel lui assignait, la libération progressive de l’homme, que lui reste-t-il ?
521. Procéder à son autopsie. L’enjeu en est ontologique : l’héroïne Alba Schwarz a quitté le ventre de la baleine, le monde de l’enfance où humains et animaux vivent sur le même pied, “dans un intervalle creux et plein” d’avant la communauté humaine. Au cœur du roman, dans la 2ème partie, l’on touche à la rive heureuse de ce lieu où “il n’y a pas de ténèbres”, selon la citation liminaire de Orwell. Le paradis perdu de l’enfance s’inscrit avec la lettre A, que le père aimant lui explique (“lettre capitale où la langue remontait chaque fois à sa source”), ce A qui signe les alias de l’héroïne (Alba, Mélanie, Alexia), et dont l’équivalent symbolique est le cadeau que lui fait son père, “une bague en argent, avec un nœud, toute simple”. Cette bague circulera dans le roman, héritage de la Loi du père, du langage, de l’amour. A est la lettre romanesque par excellence de l’amour qui lie l’héroïne à son amant disparu, Tal, pendant la guerre des Six-Jours. Celle de l’attraction d’Eperlan pour Alba, et qui ressemble étrangement à de l’amour.
522. L’enjeu de Sommeil de cendres est aussi celui de la vérité. L’intrigue policière obéit au genre : trouver le coupable, élucider les motifs du crime. Un épisode de l’enfance de l’héroïne signale un enjeu essentiel : le père lui offre, à la foire du Trône, une de ces petites boîtes en carton, mentionnant d’un côté “Plaisir d’offrir”, de l’autre, “Joie de recevoir”. Dans ce don et contre-don, c’est l’objet dans la boîte qui fait sens : une petite vignette qui, selon l’angle d’inclinaison, dévoile le mot VRAI ou FAUX. Et le père de lui faire le véritable cadeau : “Il ne faut jamais se fier aux apparences, toutes les choses ont un double sens”. C’est le procès des apparences, des non-dits, des mensonges, qu’instruisent Eperlan et Alba.
523. Xavier Boissel intitule sa première partie “Macchabée / Janvier 1974”. Si le “macchabée” désigne dans la langue populaire le cadavre, renvoyant par là à la danse macabre, il est d’abord le surnom d’un certain Judas, fils de Mattathias. En hébreu, maqqebet signifie “marteau”, allusion à la lutte héroïque contre les Syriens que menèrent Judas Macchabée et ses frères. Boissel frappe ainsi les cendres à coup de marteau.
524. Par pur plaisir, je reviens sur mes découvertes à la lecture de Sommeil de cendres. Le retour des personnages, sous couvert (transparent) manchettien. Les noms des personnages, donc, comme autant d’avatars incarnant la loi (la loi policière, le versant légaliste des enquêteurs), appartenant au registre animalier. Michel Eperlan ne fait pas exception. Je m’amuse du retour balzacien de personnage : le Delys d’Avant l’aube, alors adjoint de Wouters, revient ici sous l’aspect d’un “alcoolo (…) ripou jusqu’à la moëlle”. Le supérieur d’Eperlan est un certain Vittrant, qui me rappelle la prononciation péjorative de “Mitterrand” par ses adversaires. La scène où Alba se caresse sensuellement avec des billets de banque rappelle le chapitre 2 de Fatale, où Mélanie Horst fait de même. “Mélanie” est d’ailleurs l’un des alias d’Alba.
525. L’auteur ne verse pas dans la noirceur gratuite ou nihiliste. Le noir et blanc est d’ailleurs un trompe-l’œil. Ces deux couleurs, dont la vertu, paraît-il, est de souligner une vision manichéenne du monde, sont ici utilisées à contre-emploi. L’auteur les décline pour son héroïne (Alba Schwartz, Mélanie White) et le personnage de Charlotte de Saint-Aunix. Soit le latin, l’allemand, le grec, l’anglais et le français. Le noir et le blanc circulent, faisant et défaisant l’identité de l’héroïne, brouillant les pistes de l’enquêteur, à la poursuite de ces lettres volées. Alba Schwartz et Charlotte de Saint-Aunix sont les deux figures féminines principales. Elles sont toutes deux graphistes. Les femmes sont celles qui laissent leur trace sur Eperlan.
526. De signes, il est aussi question dans les rêves de l’héroïne : quand une graphiste rêve, de quoi rêve-t-elle ?
527. Entre les mâchoires de l’Histoire tremble autre chose. Les mâchoires : les guerres (celle des Syriens contre les Juifs, la Seconde Guerre mondiale – discrètement présente dans les noms allemands et italiens, dans la référence à l’hôtel Lutetia -, la guerre de Corée, des Six-Jours), les appareils répressifs (l’OAS, le SAC gaulliste), la violence armée, le trafic de drogue.
528. Ce qui y tremble : la poésie du monde, les échappées de l’héroïne en Ardèche, partout hors de Paris. On échappe, parfois, aux cendres du grand incendie. Il existe des trouées dans l’Histoire, des sorties du monde, où des êtres bons viennent au secours des autres. Le père Croze qui recueille Alba ; Eperlan et sa quête de la vérité, qui soignera la jeune femme blessée, dont la “beauté renversante” restera aiguille plantée dans la chair. Alors les êtres déposent les armes pour un temps. Ces suspensions de l’Histoire, l’auteur les écrit avec une densité telle qu’elles font contrepoint au mal qui rôde.
477. En l’église Saint-Etienne de Castries, hier soir, récital d’orgue : Alain Bouvet, titulaire du grand orgue de l’abbatiale Saint-Etienne de Caen. Il joue une pièce d’Oliphant Chuckerbutty, de César Franck, d’Alexandre Guilmant, de Charles-Marie Widor, Gabriel Fauré, et enfin Luis Vierne. Je connaissais Franck et Fauré, ignorais tout des autres.
L’orgue : « La construction de cet orgue a commencé dans les ateliers de Courtrai (Belgique) du facteur d’orgue Jean Bruggeman, en 2013.
Un très bel instrument de 37 jeux, 2400 tuyaux, trois claviers et un pédalier. La hauteur du buffet, installé sur la tribune, est de 6,20 m » (Midi Libre du 20/02/2015)
Expérience troublante que ce récital. Sur un écran est projetée l’image d’Alain Bouvet et de son assistante. Je fais l’effort de recoller deux dimensions : l’une, visuelle, de l’image de l’organiste, tout à son exécution très physique (les trois claviers, les tirants de registre tirés ou repoussés, le pédalier), les pages des partitions tournées…et l’autre, sonore, la musique du grand orgue Bruggeman, puissante, enveloppante. Mon trouble vient de l’artificialité de l’image sur l’écran qui occulte le maître-autel. L’image tressaute parfois quand le signal est rompu. STBY s’incruste en vert à demeure, signant la présence de la technique. Une image en standby : incongru. J’aurais préféré ne pas voir l’écran, ne pas voir l’organiste en plan fixe, pour l’imaginer officier dans l’ombre de son balcon. La rage de tout voir, toujours. Jusqu’à l’agacement d’Alain Bouvet qui à un moment se tourne vers la caméra, en plein morceau, pour témoigner, par ses mimiques, d’un dysfonctionnement d’un clavier – du moins, c’est ainsi que je l’interprète. Qu’y pouvons-nous ? Que gagne-t-on à en savoir, puisqu’aussi bien l’exécution est magistrale et que mon oreille de néophyte n’a rien décelé ? Alors oui, nous entrons dans les coulisses de l’exécution, mais la musique n’y gagne rien, son goût en est adultéré par le spectacle de sa fabrication, médiatisée par une image déportée, faisant pièce au recueillement qui devrait accompagner l’écoute du récital. L’apparition d’Alain Bouvet sur le balcon, à la fin du récital, annoncée par sa disparition à l’image, me réconcilie un peu avec ce dispositif dissociant. L’artiste, visible, vient nous saluer et chasse l’irréalité du spectaculaire. Il nous rappelle aussi que la musique est invisible et s’accommode du noir. Et c’est elle qui l’emporte, nous emportant dans le final de la 1ere symphonie de Louis Vierne, dans le sentiment océanique d’une toute-puissance éolienne canalisée par les tuyaux en montre, déchaînant les bourdons et les flûtes, les quintatons, les salicionals et les gambes. J’en oubliais le spectaculaire pixellisé pour le ravissement entier, total, de l’invisible.
469. L’espace-temps de l’écriture est fait de traversées : celles du silence, celles des autres, des lectures, des empêchements, des fatigues, des bonnes et des mauvaises nouvelles, des malaises. Des combien-de-fois-je-ne-suis-plus-moi, ou bien encore, de ces déséquilibres mêmes. Le manuscrit s’écrit souterrainement, de manière cryptique (tout ce qui en moi fait soudain masse et devient mot). Je peine sur l’avers, et le revers me débusque soudain, à la faveur d’un éblouissement, d’une idée surgissant. Salins après évaporation de l’eau : je suis saunier, et racle, et racle.
470. Évasion grâce à Metropolis de Philip Kerr (publication en 2019 en Angleterre, 2020 pour la traduction de Jean Esch, au Seuil). Je vois le romancier à l’œuvre, s’emparant d’une dizaine de personnages historiques (entre autres, Thea von Harbou, scénariste allemande mariée à Fritz Lang ; elle a écrit le roman éponyme, et le scénario des Dr Mabuse, Metropolis et M le Maudit) et de quelques lieux (Berlin, principale protagoniste), le Sing Sing Club, fermé par les nazis en 1933, la morgue de Berlin, qui exposait pendant trois semaines des cadavres anonymes à des fins d’identification par le public). L’enquête de police menée par Bernie Gunther suit les errements et rebondissements vraisemblables d’une enquête « réelle ». La documentation réaliste est extrêmement précise, qu’il s’agisse des us et coutumes berlinois, des milieux interlopes, des bas-fonds, du prolétariat, des véhicules la BMW Dixi), les intérieurs de style Biedermeier, Kurt Weil, Otto Dix, etc. C’est ce qui m’avait aussi captivé dans les précédents romans (je crois avoir presque tout lu de Philip Kerr). Philip Kerr (1956-2018, mort à 62 ans du crabe) a d’ailleurs été récompensé par l’Ellis Peters Historical Dagger de la Crimes Writer’s Association en 2009, entre autres prix. Metropolis est le roman des bas-fonds, de Berlin la noire, la « débauchée », selon les tenants de la tabula rasa nazie (Berlin noir est le sous-titre de la Trilogie berlinoise).
La référence au film de Fritz Lang est explicite à travers le personnage féminin de la scénariste Thea von Harbou (qui virera nazie en 33). On explore avec le personnage de Bernie le monde de la Kripo, la police criminelle de Berlin. On croise les autres polices (Ordnung et Schutzpolizei). Saveur de l’allemand cité en V.O. (Kerr a étudié la philosophie en Allemagne) ainsi que du français. On retrouve donc Bernie Gunther à ses débuts, qui quitte les mœurs pour la Kripo, et qui va tenter de résoudre le quadruple assassinat de prostituées, puis le meurtre de vétérans de guerre handicapés. Toutes cibles du nazisme montant : Gunther est la loupe qui scrute les victimes désignées par le nazisme. Roman réaliste et noir, miroir tendu au Zeitgeist berlinois.
On croise aussi le tristement célèbre Arthur Nebe, entré dans la police berlinoise en 1920, où il créera en 1932 le cercle d’études national-socialiste. L’année précédente, il était devenu membre du NDSAP et de la SS. J’ai retrouvé à la lecture l’ambiance de M le Maudit (Eine Stadt sucht einen Mörder / Une ville cherche un meurtrier), sortie en 1931. Dans le film, les victimes sont des enfants ; dans le roman, des prostituées et des vétérans handicapés. Points communs : la montée du nazisme, le milieu social ouvrier, un tueur en série ; nuances : Kerr pointe la folie meurtrière de l’idéologie de la « pureté » qui veut nettoyer la ville ; son personnage devra s’asseoir sur ses principes moraux pour ne pas ébranler la Kripo et par effet domino le gouvernement en place de la République de Weimar. Des scènes de lynchages dans les deux œuvres, suscitant les mêmes interrogations sur le droit à faire justice soi-même, sur la peine de mort. Mais enfin, le titre est bien Metropolis. Le film est sorti en 1927. Il est composé de trois actes (Auftakt, Zwischenspiel, Furioso), structure reprise par Kerr (Les femmes, Déclin, Sexualité), avec en exergue à la 3è partie la définition de « triptyque », manière d’enfoncer le clou pour les lecteurs inattentifs. Les croisements sont nombreux. L’opposition ville haute/ville basse, richesse/pauvreté, apparaît clairement dans le roman (bas-fonds/beaux quartiers, classe dirigeante/prolétariat de la République de Weimar).
La métaphore de la « machine M » qui tue les travailleurs, hallucinée en Moloch par Freder, est déclinable dans le monogramme M : le Moloch, c’est aussi la ville, la Metropolis ; c’est aussi le tueur en série de M le maudit. Tout cela irrigue le roman de Kerr, qui porte un regard critique sur la ville allemande sous le joug nazi (cf. La trilogie berlinoise : L’Été de cristal, 1993, La Pâle figure, 1994, Un requiem allemand, 1995). On retrouve le triptyque que Kerr affectionne (influence hégélienne ?), avec les trois actes : montée du nazisme, vie pendant la guerre, après la défaite).
Je repense à Berlin Alexanderplatz, le roman d’Alfred Döblin (1929), qui relate le parcours du petit délinquant Franz Biberkopf, meurtrier de sa compagne Ida, dans le milieu de la pègre berlinoise, du Berlin populaire des années 20. Et aussi à Seul dans Berlin de Hans Fallada (1947), qui met en scène la résistance de gens ordinaires au nazisme, bien réelle, inspirée du couple Otto et Elise Hampel. Histoire dont l’unité de lieu est un immeuble berlinois, et qui radiographie la société berlinoise de l’époque.
Au cœur du roman, Kerr fait commettre un lapsus à un personnage. Si on l’interprète (et c’est facile), l’identité du tueur en série nous est révélée. Mais Kerr s’amuse : l’interlocuteur du personnage en question ne relève pas, n’entend pas. Clin d’œil au lecteur freudien donc…
Metropolis est le 14è et dernier roman de la geste de Bernie Gunther, et ultime roman de Philip Kerr, qui mourra en mars 2018. Confronté à sa propre mort, Kerr écrit ici la naissance de Bernie Gunther, par un retour au début de la chronologie personnelle du personnage. The loop is looped.
465. Revenu à A. après long éloignement. Scène de l’embuscade enrichie, encore à finir, nourrie de souvenirs réapparus. « Bivouac » repris, tissé du parler de Bruay-sur-Escaut, où est né mon père. Le dépaysement se mesure évidemment à l’aune du pays qui fait apparition dans un mot entendu, une sonorité (qui devient, sous le coup du désir inconscient, sororité).
Impératif absolu : ne pas me regarder écrire, ne pas chercher la joliesse, l’esthétisme, le maniérisme. Peser chaque signe pour qu’il ait sa place légitime, sinon : effacer.
466. L’immersion dans A. était devenue si constrictive que je ne pouvais plus avancer. Lectures autres, écrits autres, pour pouvoir y revenir plus sereinement. Continuer d’obéir à cette urgence intérieure qui pousse, mais à distance. S’occuper à d’autres textes, sans oublier (impossible d’ailleurs) A., permet de tendre des fils invisibles de texte à texte. Ainsi, lisant un article sur les extrémistes de droite minoritaires actuels, les « zouaves Paris » ou « ZVP », issus du GUD, je tisse avec la photo d’un soldat du 9e régiment de zouaves (unité chargée de démanteler les « réseaux terroristes ») prise dans la vieille ville d’Alger, en 57. Photo, comme d’autres, vue dans le Géo Histoire de fév. 22 consacré à la guerre d’Algérie. C’est le mot « zouave » qui fait lien. Me vient alors « zouave en venelle ». Souterrainement, une idéologie rance ?
467. Ce que les hommes font aux mots : « zouave » vient du kabyle « zouaoua » (ancien nom des Kabyles) ; hypothèse la plus vraisemblable : vient du gérondif « zouaf », « en rampant ». Bref, mot algérien, repris après la conquête de l’Algérie et la reddition d’Alger le 5 juillet 1830. Pour y maintenir l’ordre, le comte de Bourmont recrute 500 zouaves parmi ceux qui ont servi l’Empire ottoman, qui deviendront un corps de Zouaves, par arrêté du 1er octobre 1830, de 8 compagnies de 100 hommes. Les Zouaves participent à la guerre de Crimée (1853-56, bataille victorieuse de l’Alma), à la campagne d’Italie (1859), à l’expédition du Mexique (1861-64), à la guerre franco-prussienne de 1870, sont dissous, puis reconstitués en 1872 pour garantir le maintien de l’ordre (vieille antienne) en Algérie et en Tunisie (de 1880 à 1890), et « pacifier » le Maroc (Lyautey). Suit l’expédition du Tonkin, puis de Chine (1900). Il se battent durant la première Guerre mondiale, repartent au Maroc dans l’entre-deux-guerres. La loi du 13 juillet 1927 distingue les forces permanentes basées en métropole et celles qui vont assurer la protection des colonies : les troupes d’Afrique, qui couvrent Algérois, Constantinois et Oranais, ainsi que le Maroc et la Tunisie. Il se battent (et sont sacrifiés) durant la Seconde Guerre mondiale (15 régiments en 39). 4 régiments sont créés en Afrique du Nord (le 29è à Alger). Indochine : rien trouvé, sinon que 150 000 Maghrébins y sont envoyés ; certains ont combattu en Italie, en France et en Allemagne. Guerre d’Algérie : appelés et rappelés métropolitains ou des départements algériens. Les Zouaves, donc, ont mission de combattre les réseaux FLN et d’assurer l’ordre en ville. Au 19 mars 62, les unités de Zouaves sont les 2è , 3è et 8è régiments.
468. Le mot « zouave » a donc été utilisé pour servir les intérêts militaires et colonialistes de la France. Exemple de novlangue orwellienne qui retourne le mot en son contraire. Contre-emploi aussi que celui des maintenant dissous « Zouaves de Paris », groupuscule néonazi qui avait annexé la signification originale du mot « zouave », en un Anschluß linguistique. Ces « ZVP » étaient loin de la bravoure et de l’audace proverbiales des véritables Zouaves sur les différents théâtres d’opérations.
463. L’expérience que vit la narratrice installe un nouveau rapport au monde : sortie du temps technique, celui mesuré par des horloges (montre perdue, réveil qui va tomber en panne), et adoption du « temps des corneilles », en accord avec les saisons. Sortie du temps aussi bien : Mais si le temps n’existe que dans ma tête, et si je suis le dernier être humain, il finira avec moi. Cette pensée me rend joyeuse. Il est peut-être en mon pouvoir de tuer le temps. (p. 277) La lecture du roman est une expérience temporelle singulière. De rares jalons temporels (quelques dates, et surtout la succession des saisons), et la flux ininterrompu d’une narration qu’aucun chapitre ne découpe. Coulée fluide, parfois onirique, où la conscience qui raconte se dilue dans la répétition des tâches agricoles, ou dans l’épisode de la maladie. Une grande attention portée aux rapports qu’elle entretient avec la nature, avec les animaux. Et à la fois une présence toujours incarnée, attachante, qui sort du temps des hommes, dans une solitude acceptée, tempérée par la présence des animaux. Sortie partielle du reste, car la mémoire est ce qui la relie irréductiblement à l’humanité, et non au règne animal et végétal dont elle se rapproche souvent. L’avenir ? Le souvenir, le deuil et la peur existeront tant que je vivrai et aussi le dur labeur.
464. Le récit s’arrête au terme de deux années et demi racontées, faute de papier (la fin du récit est justifiée par une contrainte extérieure vraisemblable). Mais qui a retrouvé ce récit ? L’artifice littéraire cesse, mais l’enchantement subsiste comme un charme qui continue d’agir, le livre refermé.
462. Cet impensable mur de verre métaphorise de nombreux clivages. Clivage idéologique entre bloc de l’Est et bloc de l’Ouest (le mur de Berlin, donc, érigé par Berlin (RDA) dans la nuit du 12 au 13 août 1961, qui prend d’abord la forme d’une barrière de barbelés, sépare Berlin en deux, pour juguler l’exode est-allemand vers la RFA). Le mur est celui du rideau de fer en contexte de guerre froide.
Clivage dans le rapport de l’Homme à la Technique, que le philosophe Günther Anders a longuement étudié. Le mur que le narratrice ne peut penser évoque le « surliminal » d’Anders : la pensée ne peut appréhender toute la puissance née de l’ingénierie humaine. Clivage entre imagination et monde technicisé à l’extrême (Hiroshima, Nagasaki ; Tchernobyl, Fukushima) par l’industrialisation (génie civil et militaire nucléaire). Ce « décalage prométhéen », car le laboratoire d’essais nucléaires devient « coextensif au globe », induit une utopie inversée selon Anders : on ne peut plus se représenter le monde que l’on a produit. La narratrice se heurte donc à ce « mur invisible » qui est aussi celui de la technique, capable de réifier l’Homme – ce que rappelle la pétrification de toute vie au-delà du mur.
Un autre clivage encore, celui qui sépare hommes et femmes. J’ai évoqué L’histoire du mâle humain de Haushofer, ainsi que le roman de Robert Merle, Les hommes protégés. La narratrice écrit : L’homme était le seul ennemi que j’avais connu dans mon ancienne vie (p.28). On peut entendre Mensch ou Mann (je n’ai pas le texte allemand pour trancher). Aussi bien, il revient à l’homme (le genre masculin) le triste privilège de l’agressivité médiatisée par les techniques de destruction. Haushofer se contente d’être factuelle, et c’est bien plus efficace ainsi (la leçon de Primo Levi, entre autres). Je reviens à Robert Merle, et à son roman Malevil (1972). On connaît l’argument de départ : une catastrophe, sans doute atomique, va épargner quelques personnes qui se trouvaient dans la cave du château de Malevil. Le roman narre la reconstruction d’un monde, ainsi que les affrontements avec des bandes de pillards, ou des groupes plus structurés. Comme chez Haushofer, le référent est réaliste : les Préalpes autrichiennes pour l’une, le Périgord pour l’autre. Merle interroge à nouveau la question de l’homme (genre masculin). L’onomastique est parlante : Malevil s’entend comme Maleville, dans le double signifié mal et mâle. Parfaitement anglophone (agrégé d’anglais, professeur à l’université de Rennes), Merle fait entendre mal/evil, la traduction du mot français en anglais. Tropisme que cette question du mâle et de la place qu’il occupe dans la catastrophe (voir la place de la guerre : défaite française de Dunkerque, Week-end à Zuydcoote (1949)). Interrogation sur la mal, aussi : La mort est mon métier (1952), sur le commandant d’Auschwitz, Rudolf Höß, etc.).
Chez Haushofer, le traitement de la question du mal est différent, car le rapport de l’héroïne à l’humanité a évolué. Dès le début, elle hérite d’une vache (qu’elle renommera Bella), du chien Lynx, et d’une chatte sans nom. C’est avec ces animaux qu’elle va communiquer, dans un rapport d’affection mutuelle et de codépendance. Au point que la frontière femme-animal va pour elle se brouiller (Cet été-là j’oubliais complètement que Lynx était un chien et pas un homme, p. 309). Elle évolue dans un monde sans mal, sans personne qui porte l’intention de faire le mal (Je ne vivais plus au milieu des hommes, p. 308). Mais un dix septembre, la narratrice rejoint l’alpage où elle avait vécu l’été précédent. Le mal est de retour, incarné par « un homme inconnu », qui a tué Taureau, devenu « un énorme tas d’un brun grisâtre » (p. 317). Il va écraser la tête du chien Lynx. La narratrice va abattre l’inconnu, annoncé par le chien avec d’inhabituels aboiements « de fureur et de haine ». La narratrice se débarrassera du cadavre au « visage hideux », aux « vêtements sales » en le faisant rouler du haut du point de vue. Elle revient peu après sur l’incident : Je voudrais savoir pourquoi l’homme a tué mes bêtes. Je ne le saurai jamais et peut-être est-ce mieux ainsi. (p. 321) L’insondable question du mal reste irrésolue : il fait irruption, il disparaît. L’arrivée de cet homme ne donne pas lieu à ce que lecteur aurait pu attendre : un couple qui serait les nouveaux Adam et Eve, chargés de croître et multiplier, de refonder la « civilisation ». Non, pas de happy end. Le mâle avait été pressenti comme une menace pour la narratrice, au début du roman (Quelqu’un pourrait se glisser par la fenêtre, quelqu’un qui aurait l’air d’un être humain dissimulant une hache derrière son dos). La menace se réalise à la fin du roman, le malheur arrive sous les traits d’un homme armé d’une hache qui massacre aveuglément et sans raison.
461. Dispositif romanesque du laboratoire, de la mise sous cloche : principe de l’insularité (L’Utopie de Thomas More, 1516), Robinson Crusoé de Daniel Defoe (1719), du lieu clos utopique (l’abbaye de Thélème dans le Gargantua de Rabelais, 1534-35). Ici, le mur est protecteur pour la narratrice, qui reste préservée des effets d’une catastrophe mystérieuse. J’ai pensé pour ma part à un dôme (pure projection de ma part), influencé sans doute par le Under the dome de Stephen King (en français Dôme, 2019). Il s’agit ici de SF ; on peut penser que King a lu le roman de Marlen Haushofer : mur invisible qui sépare la petite ville de Chester’s Mill (Maine) du reste du monde. King regarde agir les habitants de la ville, sur laquelle un personnage, Big Jim Rennie, prend violemment le pouvoir, aidé des forces de police locale. Lutte sous dôme du bien et du mal. La clé de l’énigme du dôme sera révélée par l’auteur.
Rien de semblable chez Haushofer. La confrontation à une nouvelle situation abandonne le registre de la SF dès le début du roman. Le mur est dystopique et postapocalyptique, dans le sens où l’apparition du mur est due à un cataclysme d’origine atomique et qu’il conditionne une vie totalement différente de celle d’avant. L’effet observable au-delà du mur est la pétrification des seuls êtres vivants : feu nucléaire sélectif, qui tue animaux et humains, mais laisse intacts les bâtiments et la végétation. La pétrification du vivant résonne de nombreux échos : regard de la Méduse dans la mythologie grecque. Mais aussi la Genèse (19,26) : La femme de Lot, qui avait regardé en arrière, devint une colonne de sel. Lot et sa famille doivent la vie sauve au respect des ordres donnés par les anges exterminateurs : fuir et ne pas regarder en arrière. En désobéissant, la femme de Lot est pétrifiée. Transposition métaphorique dans Le mur : la narratrice (jamais nommée, comme la femme de Lot) évite, elle, la pétrification en acceptant le mur, en ne cherchant pas à creuser en-dessous (ce qui causerait sa perte). Elle ne regarde pas en arrière, ni ne cherche à toucher :
Le mur coupait le petit pré derrière la maison et il avait sectionné deux branches de pommier. En fait elles n’avaient pas l’air coupées, elles étaient plutôt comme fondues, si toutefois on peut se représenter du bois fondu.
Je ne les touchai pas. Deux vaches étaient couchées dans la prairie de l’autre côté du mur. Je les regardai longtemps. Leurs flancs ne se soulevaient ni ne s’abaissaient, mais elles aussi avaient l’air plutôt de dormir que d’être mortes. Leurs naseaux n’étaient plus lisses et humides, mais semblaient faits d’une pierre au grain fin, joliment colorié.
La narratrice accepte cet état de fait. Elle se livre à de brèves suppositions :
Les rideaux tirés devant les fenêtres ne confirmèrent que tout avait dû se passer le soir. Pas très tard, puisque le vieil homme venait juste de se laver, et que la vieille femme était encore assise avec le chat sur le banc devant la maison. D’ailleurs, Hugo et sa femme auraient eu le temps de rentrer au chalet. Je réfléchissais à tout cela en me disant que de telles suppositions ne servaient désormais plus à rien. J’y renonçais donc […]
La catastrophe semble à la fois un sortilège qui endort les êtres vivants et un principe létal qui les pétrifie. On hésite entre horreur et merveilleux pour cette tabula rasa qui a vitrifié/fondu le monde ancien et laissé vivre une femme dans un nouveau.
Le mur lui reste impensable, forclos :
L’ engourdissement de mon cerveau avait entièrement disparu. J’étais capable de penser clairement, du moins aussi clairement qu’il m’était possible de penser d’habitude. Mais quand mes pensées retournaient au mur, c’était comme si elles aussi se heurtaient à un obstacle froid, lisse et insurmontable. Mieux valait ne pas penser au mur. (p. 32)
L’absence d’explication rationnelle du mur est du registre fantastique : les traductrices y insistent (Liselotte Bodo et Jacqueline Chambon) en ajoutant l ‘adjectif « invisible » au titre.
460. Le mur invisible(Die Wand) de l’auteure autrichienne Marlen Haushofer est publié en 1963, elle reçoit pour ce roman le prix Arthur Schnitzler. Récit rétrospectif à la première personne de la narratrice, qui restera anonyme. Invitée par sa cousine Louise et son mari Hugo à passer trois jours dans un chalet de montagne autrichien, la narratrice reste finalement seule dans le chalet. Le couple parti au village pour quelques courses ne rentrera pas. Le lendemain matin, la narratrice se heurte physiquement à un mur invisible qui l’isole du reste du monde. De l’autre côté, nulle trace de vie : les hommes et femmes qu’elle parvient à distinguer sont littéralement pétrifiés.
Si l’homme près de la pompe était mort, et je ne pouvais plus en douter, tous les gens de la vallée devaient être morts aussi et non seulement les gens, mais tout ce qui avait été vivant.
Les raisons précises de la présence du mur sont allusivement évoquées : A cette époque, on parlait beaucoup d’une guerre atomique et de ses conséquences, ce qui poussa Hugo à stocker dans son chalet de chasse une petite provision de denrées alimentaires et d’objets de première nécessité. Le lecteur n’en saura pas plus : inutile. L’enjeu est autre.
Roman écrit dans le contexte de la Guerre froide. Le mur de Berlin est érigé dans la nuit du 13 au 13 août 1961 : dans le roman, le mur apparaît lui aussi durant la nuit. Le parallèle s’arrêtera là.
On ignore pour quelle raison la narratrice a été épargnée dans la fable. Il faut donc réfléchir au fait que seule une femme et des animaux femelles resteront vivants jusqu’au terme du récit. Patrick Charbonneau fait référence en postface à d’autres textes de Marlen Haushofer : le recueil Begegnung mit dem Fremden, qui contient en particulier L’histoire du mâle humain : s’y opposent le mâle humain inventeur mais destructeur, qui bat sa femme et tue ses enfants, et la « femelle humaine », « Rhéa-Cybèle, déesse de la fécondité et de l’amour », écrit Charbonneau, « qui assure la perpétuation de l’espèce » et tente de « sauvegarder l’harmonie, l’unité sans faille de l’Homme et de la Planète ». La narratrice du Mur va évoluer dans un monde sans hommes, sans devoir adopter le comportement qui est attendu d’elle dans la société. Débat toujours d’actualité, où la pensée woke d’outre-Atlantique opère un réductionnisme et assigne aux minorités un espace retranché – le féminisme en fait aussi les frais. Dans Le Mur, le seul homme qui surgit avec violence dans les dernières pages connaîtra le même sort qu’il a réservé au chien mâle Lynx et au taureau. Ainsi, le « dernier homme sur terre » est une femme. Argument que le Français Robert Merle reprend en partie en 1974 dans son roman Les Hommes protégés : une épidémie
« d’encéphalite 16 » décime le genre masculin en âge de procréer. Un matriarcat est instauré, qui va opprimer les hommes survivants. Le protagoniste Ralph Martinelli, médecin, doit chercher un remède à l’abri d’une forteresse, c’est un PM, un protected man ou « homme protégé » – mais le régime matriarcal des « misandres », femmes qui détestent les hommes, est dictatorial. Je retiens l’interrogation sur le couple chez Merle, sur la place du genre masculin chez les deux auteurs. Chez les deux aussi, la radicalité : élimination biologique de l’homme (par le virus, puis par le parti des A (ablationnistes) qui défendent une castration généralisée chez Merle, et élimination de toute forme de vie à l’extérieur du mur, par absence d’homme chez Haushofer – le seul homme vivant est « dénaturé » et massacre le chien et le taureau, dans un processus d’autodestruction du principe masculin). Dans les deux récits, la (ou les) femme(s) restent en vie. S’opère un renversement de l’ordre patriarcal. Aux nuances suivantes près : Merle transfère symboliquement le pouvoir oppressif masculin à la femme, non en rééquilibrage, mais en changement de polarité : la misogynie devient misandrie. Chez Haushofer, c’est à la femme que revient la faculté de faire retour sur la place qu’elle occupe dans ce « nouveau monde » sans homme.