5 nov 21

246. Primo Levi, Le système périodique, suite (9).

Achevé le livre. J’en étais resté au « Nickel », 6e chapitre. Je saute directement à l’élément « Uranium », pour ne me consacrer qu’à mon tropisme nucléaire. C’est le 18e des 21 éléments. Curieux chapitre. Primo Levi raconte comment, dépendant du service d’assistance aux clients (Sac), il va démarcher un client, un certain Bonino, qui n’était pas un bon conteur : il s’égarait, se répétait, faisait des digressions, et des digressions à partir des digressions. Bonino raconte comment, au terme d’une arrestation par les Allemands, puis d’une fuite après avoir été torturé, il voit atterrir un petit avion allemand. L’un des Allemands lui demande où aller pour passer en Suisse. Bonino lui répond, et reçoit en remerciement une pierre : c’est de l’uranium. Vous comprenez, poursuit Bonino, c’était la fin de la guerre, ils se sentaient perdus, la bombe atomique, ils n’avaient plus le temps de la fabriquer, et l’uranium ne leur servait plus à rien. Levi se montre sceptique, mais reçoit le lendemain un petit bloc de métal. Piqué par la curiosité scientifique, Levi l’analyse : c’est en fait du cadmium. Levi clôt ainsi son chapitre : j’enviai en lui […] la liberté sans limites de l’invention, la liberté de celui qui a enfoncé la barrière et qui est désormais maître de se construire le passé qui lui agrée le plus, de coudre sur soi le costume du héros, et de voler comme Superman, à travers les siècles, les méridiens et les parallèles. Ainsi, d’uranium, point. Un fond historique (l’Allemagne ne peut construire la bombe), et le reste est fiction, enchâssée dans un récit non fictionnel. Faire passer du cadmium pour de l’uranium est le propre du conteur. L’uranium est une métaphore de l’art du conte, comme une transsubstantiation païenne qui joue de la rime des deux mots comme d’un leurre.

247. Primo Levi, Le système périodique, suite (10)

19e élément : « Argent ». L’écrivain rapporte l’histoire du chimiste Cerrato, qui a vécu en Allemagne, au contrôle de la division où l’on fabrique la pellicule radiographique. On rapporte des incidents nombreux : les pellicules radiographiques sont parsemées de petites taches blanches, oblongues, de la grosseur d’un haricot. Une longue enquête révèle qu’il s’agit d’un défaut qui se manifestait à retardement, pendant l’emmagasinage chez nous où chez le client, ou durant le transport. Puis, après recoupements, Cerrato découvre que c’était presque exclusivement la pellicule fabriquée le mercredi qui était défectueuse. Il apprend ensuite que les combinaisons utilisées par les chimistes sont nettoyées dans une blanchisserie, qui utilise l’eau d’une rivière où depuis près d’un an aucun poisson ne survit plus dans une eau parfois brune : c’est une tannerie présente à quelques kilomètres en amont qui est responsable du problème. Cerrato se rend à la blanchisserie, apprend que la cuve principale de tannage est vidée chaque semaine, dans la nuit du lundi au mardi. Le chimiste sait que les matières tannantes contiennent des polyphénols qui inhibent le bromure d’argent : quelques milliers de molécules de polyphénol, absorbées par les fibres des combinaisons pendant le lavage ou transportées des combinaisons sur la pellicule par une poussière invisible provoquent le Bohneffekt, l’effet haricot.

Plusieurs commentaires : a) la présence constante de la langue allemande (Cerrato a travaillé quatre ans en Allemagne), témoignant de l’amour de Levi pour les langues, y compris celle de ses bourreaux, b) le texte est un récit enchâssé : Levi joue le rôle d’interlocuteur-témoin, c) le texte propose la reconstitution d’une énigme où le bon sens et les connaissances du chimiste sont mises à l’épreuve et vainquent, d) le fait scientifique en lui-même (polyphénol contre bromure d’argent) touche pour moi à l’imaginaire de la photographie/radiographie, e) la fin du texte ouvre sur une dimension bien plus vaste que celle de l’anecdote : Nous allions rester en contact, et chacun de nous recueillerait pour l’autre des histoires du genre de celle-ci, où la matière stupide manifeste une malice tendue au mal, à l’obstruction, comme si elle se révoltait contre l’ordre si cher à l’homme – tels ces hors-la-loi téméraires, davantage assoiffés de la perte des autres que de leur propre triomphe qui, dans les romans, arrivent des confins de la terre pour mettre brutalement fin à l’aventure des héros positifs. Toute la fin est glaçante, si l’on pense qu’il ne s’agit pas seulement de chimie ou de littérature, mais du destin des déportés à Auschwitz, et que les hors-la-loi sont les bourreaux nazis, e) Je retrouve la même pudeur, la même retenue que dans Si c’est un homme, où le choix d’un style qui tend à l’objectivité porte davantage que les manifestations d’une colère ou d’une revanche, f) Levi procède par portraits, par scènes dans Si c’est un homme, il emprunte ici les éléments d’une chimie solitaire, désarmée et à pied, à la mesure de l’homme, celle qui, à quelques exceptions près, avait été la mienne, comme cadre structurant du livre.