10 fév 22

427. Bien du mal à achever le chapitre « l’embuscade », sans doute en raison du fait que c’est un topos littéraire, un lieu déjà occupé, que tout lecteur averti reconnaît. Difficulté à ne pas faire comme, mais à poser les mots qui s’imposent encore, en dépit de cette prévention dont j’ai tardivement pris conscience : il était plus facile d’écrire ce chapitre sans savoir que c’était un topos. Donc, l’achever de la même manière : ceci n’est pas un récit de combat.

428. Fort besoin de lire du Sebald : j’entame Vertiges (1990), traduit par Patrick Charbonneau, qui précède les extraordinaires textes Les Emigrants et Les Anneaux de Saturne. Comment chez Henri Beyle (le futur Stendhal) la gravure de la vallée du Grand-Saint-Bernard, dont la vision fut postérieure au moment où le jeune homme franchit le col avec Napoléon et ses 36 000 hommes, se surimpose à l’image des impressions premières. Beyle le comprendra après coup. Souvenir-écran madré : avertissement liminaire de Sebald, la mémoire est fallacieuse. Sebald se met dans les pas de Beyle, il rapporte la genèse du texte De l’amour, bien connu pour l’image des cristaux de sel des salines de Hallein (tiens, « allein » signifie « seul » en allemand), qui ont le pouvoir de métamorphoser une branche sèche en objet de ravissement. Allégorie de l’amour pour l’impétueux Beyle, qui essaie de convaincre sa compagne de voyage, Mme Gherardi, que l’amour n’est pas que chimère. Sebald rapporte de même les ravages de la syphilis sur Beyle : le lecteur n’échappe pas aux testicules atrophiés, ganglions, oppression, empoisonnement par la prise de mercure ou d’iodure de potassium. Vénus dans toute sa fureur. Avers et revers du texte sur l’amour : imagination enflammée, organes inflammés. Vertige du texte de Stendhal qui a sans doute tout inventé, et le voyage, et Mme Gherardi ; vertiges pathologiques de la maladie vénérienne ; vertiges de Sebald à poursuivre ce voyage en Italie, fait de haltes solitaires, de trains pris sur un coup de tête, de réminiscences, de photographies, de petites traces gardées (plans, billets, etc.) comme autant de témoignages qui nourrissent la remémoration et suppléent les paralysies de la mémoire. Je m’en sens si proche…

429. Cette nuit, A voix nue avec le poète libanais Salah Stétié et ses poèmes fulgurants. Dans la conversation, il évoque Novalis et la question de la structure de l’œuvre d’art. Cf. https://iep.utm.edu/novalis/#H7

23 oct 21

213. Primo Levi, Le système périodique, suite (4).

§ « Zinc » est le 3e chapitre. Primo Levi évoque ses cours de chimie avec le professeur P., vieil homme sceptique et ironique, ennemi de toutes les rhétoriques (pour cela, et seulement pour cela, il était aussi antifasciste). Lors de travaux pratiques, Levi est amené à travailler sur le zinc, métal ennuyeux. Plusieurs remarques : Levi décline cet élément de façon linguistique (comme dans « Argon ») : Zinc, zinco, Zink. Soit en français, en italien en allemand. Le lien antifascisme-chimie-zinc est établi. Le jeune chimiste, devant la manipulation à accomplir, se sent un peu drôle, embarrassé et vaguement embêté, comme lorsqu’on a treize ans et qu’on doit aller à la synagogue réciter en hébreu devant le rabbin la prière de la Bar-Mitzva. Levi ajoute ici la dimension sacrée d’une prière juive initiatique, l’entrée dans la majorité religieuse – Levi précise bien « à 13 ans « . Il continue ainsi : L’heure du rendez-vous avec la Matière avait sonné, avec le grand antagoniste de l’Esprit : l’Hylê, qui, curieusement, se trouve embaumée dans les désinences des radicaux alchyle : méthyle, éthyle, etc. Dimension philosophique ici (Aristote, Plotin), voire hermétique : c’est la « matière du monde » selon Hermès Trismégiste. Ainsi, le chimiste manipule la matière primordiale dans sa matérialité physique et, à nouveau, linguistique (désinences). Dernière étape du chapitre : Levi tombe sur un détail dans un cours polycopié. Le zinc réagit différemment aux acides selon son degré de pureté. Et là, Levi opère un glissement du concret à l’abstrait, en faisant l’éloge de l’impureté qui ouvre la voie aux métamorphoses, c’est-à-dire à la vie […] Il faut le désaccord, le différent, le grain de sel et de séné : le fascisme n’en veut pas […] il nous veut tous pareils. Et le droit à la différence s’incarne dans la fin du chapitre (Levi revient à son récit autobiographique) où il évoque son attirance pour la jeune Rita qui, elle aussi, travaille sur le zinc. Le zinc est ainsi une passerelle […] étroite mais praticable entre les deux jeunes gens. Lui est juif, pas elle ; Levi est aussi l’impureté qui fait réagir le zinc. Il s’assimile complètement à cet élément jugé d’abord ennuyeux, mais qui devient, par une transmutation magique (Hermès n’est pas loin), ce qui lui confère son originalité. L’écrivain évoque la publication de La Défense de la Race [journal italien raciste et antisémite publié de 38 à 43, juste après la légalisation des lois raciales contre les Juifs], et souligne sa naissance juive à laquelle il s’éveille. La fin du chapitre dit comment le jeune Levi parvient à raccompagner Rita en lui prenant le bras, il me semblait avoir remporté une bataille, petite mais décisive, contre l’obscurité, le vide, et les années hostiles qui survenaient. Peu à peu, Levi construit donc son propre « système » : antifascisme, judéité et fierté, chimie et Table des Lois, cosmogonie personnelle. Voir La Psychanalyse du feu de Bachelard, complexe d’Empédocle, rêverie amplifiante, « le feu suggère le désir de changer », complexe de Novalis, « besoin de pénétrer, d’aller à l’« intérieur des choses », lien entre microcosme et macrocosme, etc.

214. Achevé lecture de l’article «  Un versant de la guerre d’Algérie : la bataille des frontières (1956-1962) », de Charles-Robert Ageron (1999, Paris-XII, Revue d’histoire moderne et contemporaine). Une analyse précise des affrontements de cette guerre des frontières entre Algérie, Maroc et Tunisie, « pour empêcher l’entrée en Algérie par voie de terre des soldats […] et armes et munitions destinées à l’A.L.N ». Mon père était à la frontière algéro-tunisienne, en poste dans un fortin pour garder la frontière. C’est en tout cas le souvenir que j’en ai. Il me semble vrai. A vérifier cependant. Enfin des détails concrets, que je ne trouvais pas ailleurs. Je me souviens qu’il racontait combien le passage du barrage était facile aux indépendantistes. Pourtant, les études historiques disent le contraire : ce dispositif s’est révélé d’une efficacité incontestable. Distorsion normale entre le fait vécu localement, que je ne remets pas en cause, et la vision d’ensemble franco-algérienne des études historiques. Souvenir raconté : les fellagas faisaient disjoncter les barbelés électrifiés au moyen de chaînes métalliques. Passaient-ils ? Je ne sais plus.

215. Relancé le Bureau des matricules de Toulon pour pouvoir décoder les acronymes de la fiche qu’ils m’ont envoyée.