24 mai 2022 | approche de Dâh – 1

479. J’ai en main un livre-monde, total, complexe, poétique, envoûtant. Je multiplie les adjectifs pour qualifier Dâh, dans la nuit khmère, de Christophe Macquet, paru aux éditions Lurlure en avril 2022. De ces adjectifs, je rendrai progressivement raison, au rythme de la lecture de ces 392 pages. Je n’envisage pas d’autre approche de ce texte qui échappe à toute catégorisation littéraire : l’auteur n’a pas indiqué « roman », « récit », « chant », « poème ». Du tissage dont la navette échappe au regard tant elle est véloce, je tenterai pourtant de suivre le manège. Je réalise que pour lire Dâh, il faudra me souvenir de lectures antérieures.

Avant Dâh : Luna Western et Desde Luna Western

Avant Dâh, j’ai lu Luna Western (Paradiso poesía, 2011) texte bilingue en français et espagnol, où l’auteur a joint une série photographique intitulée Sélénogrammes. Le sous-titre du recueil annonce Excelentemente traducido del francés por Lisandro Llano. Je note (car l’absence de notes me réduirait à une dangereuse cécité pour avancer, bientôt, Dans la nuit khmère) – je note, donc, un bilinguisme qui va au-delà du simple usage de deux langues. Le sous-titre annonce une « excellente » traduction du français vers l’espagnol. La première partie de Luna Western, « Epigraphie/Epigrafía », présente en page impaire une citation d’auteur hispanophone, en page paire un texte en français. A se fier au sous-titre, on établit donc que la langue source est le français, la langue cible l’espagnol. Mais il n’en est rien : la langue source est l’espagnol, la langue cible est le français. Il me faut donc y regarder à deux (ou trois) fois avant de bien lire – c’est-à-dire, lire attentivement, conseil donné par l’auteur lui-même à la dernière page de Desde Luna Western :

XVIII. je conseille donc à mes (nombreux) futurs lecteurs de faire très attention.

De Christophe Macquet, il ne faut rien prendre pour argent comptant : on se méprendrait. Faire prendre l’origine pour la destination, et la destination pour l’origine, produit un vacillement : dans ce mouvement, les textes deviennent insituables, quelque part entre deux langues. L’auteur, dans son sous-titre, délègue cette espièglerie, tel l’errant Till Eulenspiegel, à « Lisandro Llano ». L’adjectif “llano” signifie « plat », comme le miroir (« Spiegel ») brandi par Till d’une main. L’espièglerie est donc jeu de miroir qui renvoie une image inversée confondant origine et destination des langues. Cela est d’autant plus troublant que le geste est épigraphique et vise à étudier « scientifiquement » – du moins, au premier regard – ces « inscriptions » que sont les textes des frères Lamborghini (Osvaldo et Leónidas), de Julio Cortázar, de Jorge Luis Borges, de Guillermo Saraví, Nicolás Olivari, Santiago Sylvester, Marcelo Di Marco, Juan Gelman, Ricardo Zelarayán, Cesar Tiempo, Homero Manzi, Antonio Requeni, Olga Orozco, Oliverio Girondo, Antonio Porchia, Rodolfo Fogwill, Roberto Juarroz, Javier Villafañe, Juan Carlos Bustriazo Ortis : de toute la scène poétique argentine et contemporaine, embrassée et citée. Mais la distance épigraphiste, dans un nouveau retournement, semble renvoyer ces brèves citations à l’histoire de la littérature, par le fait même qu’elles constituent le cœur de ces « épigraphies » ; et si l’épigraphie est à l’œuvre, c’est dans une recontextualisation particulière, répondant à une exigence historiale qui obéit à la propre loi de l’auteur : un épigraphiste traditionnel remet en perspective des inscriptions réalisées sur un support durable (le métal ou la pierre), l’auteur quant à lui produit sur le papier de Luna Western des citations de poètes argentins sans les dater. Il reste épigraphiste en nommant ces auteurs, et en les traduisant, là encore, selon sa propre loi. L’auteur s’en explique dans Desde Luna Western (2013). En effet, si l’on trouve une traduction littérale de certaines citations dans Luna Western (LW) :

la loi générale est celle de la réécriture, comme on le lit dans Desde Luna Western (DLW) :

DLW théorise après-coup la poétique de LW, en en exposant le chiffre :

Le chiffre, dans les deux recueils, est le 2 :

LW et DLW se lisent, et doivent se lire, en miroir l’un de l’autre. 2 est le chiffre de la duplication, de la partition, de la dyade adoptée comme mise en page verticale (dans LW) ou horizontale (dans DLW). Ce chiffre est d’ailleurs incessamment interrogé, en métaphore de la conscience réflexive de l’auteur interrogeant le texte en train de s’écrire, de l’auteur écrivant, de l’auteur s’observant en train d(e) (s’)écrire, et mettant en scène des doubles imaginaires. « Double » est à entendre à la fois comme personnage-instance de narration (Antara, Avine, Varman-Rosée, etc.), comme mise en page (occupation de l’espace typographique en dyades horizontales et verticales), comme principe poïétique : duplication de texte autorisant l’ « expansion-différenciation », DLW p. 53 ; duplication de texte à l’échelle du recueil (LW articule le diptyque « Epigraphie/Epigrafía » / « Epilogue/Epílogo » autour du chapitre central « Luna Western », selon le principe duel de la traduction littérale pour le chapitre central (« Luna Western » propose la texte français en page paire et sa traduction en espagnol en page impaire) et de la dérive-expansion pour chaque pièce du diptyque ; enfin comme double langue d’écriture (le français et l’espagnol principalement).

C’est assez dire que les dispositifs, que j’essaie de pointer, sont vertigineux. S’ils rappellent la virtuosité de Poe, Borges ou Perec, ils n’en reprennent certains que pour servir la cause de l’auteur, comme le bras armé de sa propre loi. Tous ont en commun de faire vaciller la lettre (entendue comme métonymie du texte) en la bousculant, comme Till L’Espiègle. Je pense néanmoins que Christophe Macquet va ailleurs, sinon plus loin, dans ce bousculement. Il me faudra y revenir.

A la loi de l’auteur répond (ou s’oppose) la loi des autres : les poètes argentins, choisis, puis cités, puis « dérivés-expandus » :

Je note ici deux nouveaux effets à l’œuvre : l’auteur s’autotraduit du français vers l’espagnol ; à ce dédoublement s’applique aussi la dérivation-expansion. Quant à ce qui est dit, il y a beaucoup à dire. L’emprunt à l’espagnol est fait au nom d’un axiome énoncé dans DLW, page 44 :

Axiome paradoxal : se souvenir de tout contraint Ireneo Funes, suite à un accident, à imaginer « un vocabulaire infini pour la série naturelle des nombres » et «  un inutile catalogue mental de toutes les images du souvenir » (« Funes ou la mémoire », nouvelle de Borges de 1942, parue dans le recueil Fictions). Dans le texte de Borges, c’est l’implacable précision de l’archivage des perceptions et pensées qui poussent Funes à tenter de contrôler cet archivage : tâche impossible et insensée. Il s’agit ici d’un problème quantitatif, touchant à la question de la progression vers l’infini (et c’est en pensant et percevant le fini que le lecteur de Borges a une intuition de l’infini). Chez l’auteur de LW et DLW, on ferait erreur à penser que son axiome, calqué syntaxiquement sur celui de Borges, ressortit à la même catégorie numérale. La neurologie et la psychanalyse soulignent que l’oubli est constitutif de la mémoire, donnant en cela raison à Borges. Fidélité et infidélité renvoient à la morale, ou à une éthique personnelle. Le parallélisme de construction n’est qu’un jeu formel. C’est un exemple de la dérivation-expansion, justifiée en apparence par la caution littéraire de Borges, et finalement revendiquée :

L’enjeu est d’importance, quand il s’agit, pour un écrivain, de se situer dans le « champ littéraire », de se cogner à la réalité de ceux qui ont déjà écrit avant soi : legs à prendre ou à laisser, mais à prendre en compte. De l’aveu de Macquet,

Un respect distancié donc, qui autorise l’infidélité. C’est à ce prix que LW a pu être écrit : par mises à distance réitérées, dans un ensemble complexe de dispositifs qui sont autant de dispositions imaginaires et symboliques émanant du et permettant le geste créateur.

Le sous-titre de Desde Luna Western est “Recontraducido del francés por Lisandro Llano” : opération inverse, re-contre-traduction (la répétition d’une contre-traduction), non plus des pages en regard où le français à gauche regarde/est regardé par l’espagnol à droite, mais le texte français, suivi du texte espagnol, sur la même page, en paires. Là aussi, la traduction n’est pas une traduction conventionnelle, mais l’image du texte français se mirant dans le texte espagnol ; mieux : un imaginaire se dédoublant dans la double symbolique des langues française et espagnole.

La contre-traduction répétée signale l’urgence du déplacement d’une langue à l’autre, la réplication des opérations mentales de traduction, pour que le texte entier ne soit pas figé dans l’une ou l’autre, mais qu’il soit un arc électrique entre les deux pointes acérées que sont les deux langues, pour jouir d’un effet de pointe. C’est là, me semble-t-il, ce qui explique ma fascination pour ces textes : C. Macquet fonde une écriture de l’errance géographique, de la dérive, en un constant pronunciamento contre la langue.

24 fév 22

441. Lisant le Journal des jours tremblants, Après Fukushima de Yoko Tawada (Verdier, 2012), écrivaine née à Tokyo et qui vit en Allemagne depuis 82, je me laisse emporter par ses Trois leçons de poétique, précédant les quelques pages du Journal. Livre recommandé par Ludovic B., et qui me surprend : j’attendais l’écriture diariste d’une rescapée, rien de cela, mais trois leçons de poétique prononcées à Hambourg, la 1ère le 4 mai 2011, juste après la triple catastrophe de Fukushima. Une auteure japonaise, parlant japonais et allemand, vivant en Europe : voilà qui attire toute mon attention. Friction des langues, des imaginaires ; insularité japonaise et altérité occidentale, pour examiner au plus près des langues (japonais donc, allemand, afrikaans, portugais…) l’image que se sont faite du Japon les étrangers, depuis les premiers Portugais jusqu’à aujourd’hui. Écriture enrichie de cette perspective cavalière sur les époques et les cultures, du bilinguisme allemand/japonais- beaucoup à dire sur la structure de ces deux langues et la vision du monde qu’ils véhiculent. Il est aussi beaucoup question de la traduction (d’ailleurs, les trois leçons sont traduites de l’allemand par Bernard Banoun, et le journal est traduit du japonais par Cécile Sakai ; et la collection de l’édition Verdier s’appelle «der Doppelgänger   », soit « soi-même comme un double » : cela éclaire, non pas de manière préromantique allemande, mais d’un point de vue linguistique, le jeu de miroir qui établit un entre-langues fécond.

442. La 2è leçon, « Les marchands traduisent », me séduit particulièrement. Y. T. réfléchit au manuel de langue, où « on apprend par cœur des listes de vocabulaire où se rencontrent poétiquement des mots qui n’ont rien à voir les uns avec les autres » : à mon sens, le manuel dédouble ce qui nous arrive en terre étrangère, expérience des décalages lorsqu’on en apprend la langue, des ajustements permanents entre les mots et les choses. « Quand on fait des exercices de langues, on forme des phrases radicales, exprimant alors des choses qu’on n’aurait jamais dites sans cela » (p.34) C’est juste : on devient Mister John, Rolf ou bien Gisela (souvenirs émus de la méthode Holderith au collège),

Furansu-jin, etc., exerçant des activités variées, voyageant en des pays que l’on ne connaît pas. Mais au-delà de la simple dimension d’identification au personnage-locuteur que l’on devient (on est d’ailleurs parfois rebaptisé pour l’occasion d’un autre prénom, dans la langue-cible), c’est le fait de devoir prononcer des phrases qui ne correspondent pas à notre réalité vécue, phrases qui témoignent de ma volonté d’apprendre. Et Y. T. ajoute : « Mais le savoir n’atterrit pas pour autant dans le tiroir prévu pour lui, il reste en travers de la gorge, il dérange le corps du citoyen. » La formule est heureuse : apprendre une autre langue me reste parfois en travers de la gorge, comme une remarque mal prise ; cela me dérange dans mon corps de citoyen français, de devoir « penser à l’envers » ou bouleverser la structure mentale du français pour construire une phrase en japonais (« je suis français » devient en japonais « quant à moi / Français / je suis ». Contre la « pulsion d’identification » de chaque locuteur envers sa langue, la traduction oblige à un décalage jusque dans la syntaxe (le « je suis » si prisé en deçà des Pyrénées est relégué en fin de proposition en japonais). J’apprends aussi pourquoi le statut de traducteur est plus prisé au Japon qu’ailleurs : en 1720, le shogun Yoshimune autorise l’introduction de livres européens, à condition qu’ils n’aient aucune teneur chrétienne (une nouveauté depuis l’interdiction de la mission chrétienne en 1587). Le naturaliste danois C. P. Thunberg, disciple de Linné, réside sur l’île de Deshima de 1775 à 1776, et fait la connaissance du savant Kôgyû Yoshiho. Ce dernier va bien connaître la médecine et la botanique européennes : la science, ajoute Y. T., « qui était née avec la traduction du chinois, se poursuivit dans la traduction du néerlandais. Kôgyû Yoshiho avait appris le néerlandais enfant, et « traducteur était un métier qui se transmettait de père en fils, tout comme acteur et bien d’autres métiers » (p.47) Ainsi, le traducteur apprit « seul la médecine européenne et les sciences naturelles » et il fonda une école parmi les plus importantes, Yoshiho-ryû-kômô-geka, la « chirurgie à poils rouges de l’école de Yoshiho ». La langue japonaise ne possédait pas de mot pour dire « Europe », la science européenne était appelée science hollandaise, rangaku (ran comme abréviation de Oranda, Hollande).

443. Une belle surprise m’attend à la fin du livre, p. 109 : l’évocation de Tatsumi Hijikata, fondateur du butô, qui s’est interrogé sur le « corps tohôku », à rebours du corps du danseur de ballet classique. Reins déformés, dos cassé, regard vers le bas, gravité terrestre. Kazuo Ôno et son fils Yoshito, disparus assez récemment, ont dansé avec Hijikata. Souvenir poignant de mon apprentissage de la danse butô avec les Ôno sensei.

Comment les catastrophes de H. et N. ont traversé la culture japonaise, et comment elles ont irradié dans la danse butô.

Je reviens à la question de la traduction : durant les ateliers de danse butô, un danseur et interprète madrilène traduisait du japonais vers l’espagnol les quelques explications que Yoshito Ôno donnait aux danseurs. Tout n’était pas traduit, loin s’en faut : alors je devinais, je m’accrochais aux quelques mots que je comprenais ; j’essayais surtout de ne pas en passer par les mots.

444. Poursuis en parallèle la lecture de Putain de mort de Michaël Herr, reporter de guerre au Vietnam. Vision non romancée de la réalité de la guerre. Herr saisi au plus juste les regards perdus, les échappées vers la névrose, la dépression, la folie, les carnages, la violence inimaginable des combats, dont Sympathy for the devil de Kent Anderson rendait compte d’une autre manière, tout aussi dérangeante. Poutine envahit l’Ukraine, les accords de Minsk I et II me font penser à ceux de Münich. L’histoire se répète, les acquis des révolutions des fleurs sont remises en cause. Images de tranchées ukrainiennes, de mouvements de chars, invasion nocturne… Jours tremblants encore et encore.