18 mars 22

455. Il me faut bien admettre la réalité : multiplier les lectures et visionnages nourrit ma compréhension de la guerre d’Algérie, sur une échelle fine, à hauteur d’homme, et plus large, dans l’affrontement des différentes idéologies. Mais en quoi cela m’aide-t-il à écrire ? À rien, si je persiste à considérer ce savoir encyclopédique comme une manière de dérobade – ce qu’il n’est pas tout à fait, c’est plutôt une reculade. Il me faut donc reconsidérer la question des sources historiques, documentaires et fictionnelles. Les penser contre ; penser à la place de mon père par une identification naturelle, nourrie de la connaissance que j’ai eue de lui de son vivant, et malgré le silence dont j’ai compris qu’il était un scellé générationnel.

456. En ces temps de guerre en Ukraine, écrire m’est difficile – non pas futile, mais à l’efficace moindre. Faire des cartons de vêtements et de médicaments m’apparaît autrement plus efficace. Il reste que le dénominateur commun reste la guerre, l’état de crise, la conscience revenue de mon confort et de l’impermanence du monde, toujours prêt à glisser dans l’abîme. La liberté et la sécurité ont un prix à payer, ce que j’ai oublié, assoupi dans la quotidienneté. Nombreux sont ceux à penser ainsi ; la réaction des Ukrainiens rappelle tout le profit à ne pas désespérer de l’homme et à croire en lui, malgré tout. Discours humaniste facile à tenir derrière un bureau, inaudible pour les victimes prises sous les bombes, les missiles et les balles ennemies. Ce qui est vrai pour toutes les guerres.

457. Parallèle historique : les soldats russes, pour certains, ont été trompés quant au sens de l’engagement : simple « action spéciale », au nom de principes justes (« dénazifier »). Ces soldats s’étonnent de ne pas « être accueillis en libérateurs ». D’autres découvrent bientôt qu’ils sont en Ukraine, qu’ils sont les envahisseurs, et qu’ils doivent raser des villes sœurs, russophones, où vit parfois des membres de leur famille. L’envoi de troupes en Algérie se fait au nom du crédo de la « pacification », « maintien de l’ordre ». Même mensonge aux militaires, quoi qu’on en dise. Algérie : colonie française, Ukraine : ancienne république soviétique ; Algériens : Français, Ukrainiens : de culture russe aussi. Indépendances en 62 et 91. Guerres injustes.

En pensant à l’Ukraine,

m’est revenu le texte écrit par l’écrivain mexicain José Emilio Pacheco, publié dans le recueil Le Sang de Méduse (inédit en France). Pacheco s’appuie sur un texte de Eça de Queiroz.

En voici le début, traduit par mes soins.

La catastrophe


« La catastrophe » est la dernière nouvelle de Eça de Queiroz. Le
grand romancier portugais l’a publiée quelques semaines avant sa
mort, en 1900. Cette version, plagiat ou pillage, a paru dans
[la revue] Proceso à Noël 1984.


Je vis dans la Condesa, dans une rue qui porte le nom de l’un des cadets morts pour
défendre le château de Chapultepec pendant l’invasion nord-américaine de 1847. Avant
la guerre et nos malheurs, j’ai pensé changer de quartier, car la Condesa n’est plus ce
qu’elle était. Mais l’armée ennemie a occupé le Mexique et je suis resté dans cet
appartement sombre. Il me fait ressentir avec plus d’intensité l’amertume de la
catastrophe.
Ceux qui habitent au nord ou au sud souffrent aussi de la présence des occupants.
Pourtant, la terreur initiale est passée, et la ville retrouve peu à peu son aspect
ordinaire. Le métro et les autobus ont recommencé à circuler. Mais une atmosphère
d’intolérable oppression hante les rues, pénètre dans les maisons, altère le goût de l’eau,
dépose dans nos intérieurs une obsédante tristesse.
Si quelqu’un oublie le désastre qui nous cerne de toutes parts, l’apparition de
l’uniforme envahisseur à un coin de rue le ramène à l’idée de la déroute et de la fin de la
patrie. Une brume funeste enveloppe tout depuis que le drapeau ennemi flotte sur les
édifices publics.
De nombreuses personnes peuvent s’enfermer chez elles avec leur famille et parler
d’espoir qui atténue le poids de la catastrophe. Cet isolement ne m’a pas été donné : il
me suffit de me pencher à la fenêtre pour voir la sentinelle étrangère aux portes du
château. La sentinelle de Chapultepec a l’air d’être là depuis toujours et cela me rend
fou. Chacun de ses pas résonne chez moi comme un écho lugubre. Il me donne
l’impression qu’il y aura toujours un soldat étranger en terre mexicaine.