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Pluie noire (Kuroi ame) de Shoei Imamura : la cécité tragique

Article paru en espagnol dans le revue en ligne El Cálamo (http://www.elcalamo.com), rubrique « Artes visuales », août 2006

Kuroi ame, Shoei Imamura, 1989

Le film se clôt sur l’image de M. Shizuma. Il a perdu sa femme, et voit partir en ambulance sa nièce Yasuko, finalement atteinte de la maladie de « L’Eclair ». Il forme un voeu : « si un arc-en-ciel apparaît là-bas, il y aura un miracle…mais pas un blanc, signe funeste ; il faudrait un arc-en-ciel aux cinq couleurs éclatantes ; alors, Yasuko guérirait. »

Face à la bombe, n’est-il de recours que superstitieux ? Le film s’ouvre sur l’éclair blanc (qui sature la pellicule) et qui va raser Hiroshima. Pour le conjurer, le voeu de cinq couleurs éclatantes. Shizuma, qui s’était défié des remèdes de bonne femme et des recommandations de la chamane consultée par son épouse, en est réduit à faire de même : s’en remettre à un miracle, à la pensée magique, et lire les soutras pour les morts, lui qui n’a pas appris.

La bombe est la Méduse qui se matérialise soudainement et qui écrase aveuglément (le pilote américain ne voit pas l’ennemi, les habitants d’Hiroshima ne voient pas l’éclair, car il rend aveugle, Shokichi, ami de la famille, agonise en lunettes noires car la lumière du jour est trop forte). On reviendra seulement sur l’inhumaine disproportion de l’arme atomique : les forces en présence sont inégales.

« Pluie noire » revient à ras de terre, pourrait-on dire, à l’humble dimension humaine : Yasuko, qui n’a fait que recevoir la pluie noire, pourra-t-elle pourtant se marier ? Car le mariage est conditionné par la bonne santé (ne pas avoir été irradié), et sans certificat de bonne santé, aucun mariage n’est possible. Il est aussi question d’un élevage de carpes, dont on suit, peu à peu, la réalisation. Il est question des troubles psychologiques de Yuichi, le sculpteur, traumatisé par son passé de soldat affecté à la destruction des chars, et qui revit son traumatisme à la moindre pétarade de moteur. Et la grand-mère, inquiète de la vente de parcelles de terre : que diront les ancêtres ? La tante, obsédée par l’image de la belle-soeur Kiyoko, morte trop jeune. Bref, la vie de tous les jours, mon village à l’heure atomique, au gré des vomissements des irradiés et des enterrements.

On fait tout pour échapper à la malédiction du noir (la pluie radioactive) et blanc (l’Eclair). Mais, tel Oedipe, les habitants n’échappent pas à la maladie. Et Yasuko, dont on croyait qu’elle était saine, finit par perdre ses cheveux par poignées (dans une scène où la tante surprend sa nièce au bain, virginale et nue, médusée par l’obscénité des cheveux qu’elle tient dans sa main). La tante tombe malade et pense qu’il s’agit là d’une punition des dieux pour n’être pas allée sur la tombe de sa belle-soeur. L’oncle Shizuma, protagoniste et narrateur, est en sursis : il est atteint, lui aussi, et assiste impuissant à l’accomplissement de la malédiction.

Il n’y a pas d’éclats de colère dans le film de Imamura.Il tient du témoignage (les scènes de l’après-bombardement sont saisissantes et effroyables). Et chacun se bat avec les armes dont il dispose : la magie, les ancêtres, les carpes, la sculpture, le respect des codes sociaux, d’autant plus que la bombe les a fissurés. Les rites funéraires. La médecine, qui semble impuissante et constate la maladie de l’Eclair, ou bien hésite, dans le cas de Yasuko. Tout cela est tellement nouveau, soudain…

Une scène pourtant, entre Shizuma et Shokiji, où ce dernier se demande pourquoi les Américains ont lancé la bombe, alors même que la défaite nippone était avérée. Et pourquoi Hiroshima, et non Tokyo, s’il s’agissait d’accélérer la fin de la guerre ? On ne sait pas bien, répond Shizuma. C’est avec cette réponse qu’il nous faut mourir, dit Shokiji, c’est cruel de finir comme ça..Cette courte scène, qui précède de peu la mort de Shokiji, illustre la position victimaire des civils innocents. Mais c’est l’incertitude qui est cruelle. Ignorer pourquoi l’on meurt, ou en devinant que l’on est le jouet de forces qui nous dépassent : l’Histoire nous apprendra que les Parques ont pour nom la géopolitique, la démonstration de force américaine qui prépare déjà l’après-guerre face aux Soviétiques. Pourquoi Hiroshima ? Parce que les conditions météorologiques étaient favorables.

À la fin de Pluie noire, il n’y aura pas de miracle. Shizuma écoute la radio, et apprend que Truman va peut-être utiliser la bombe atomique contre l’armée communiste. Même une paix injuste vaut mieux qu’une guerre juste. Ne comprendra-t-on jamais ? Difficile de conclure autrement qu’au pessimisme : il est dans l’essence de l’homme de faire le mal, encore et toujours. Et le ciel, face à Shizuma, reste vide : aucun arc-en-ciel aux couleurs éclatantes ne vient l’égayer.