Est-ce encore chute

PRENDRE #10 | CORPS, SOL & MUR

est-ce encore chute lorsque le sol n’est plus | sans obstacle qui l’arrête le corps fait l’expérience continuée de la pesanteur : la première danse | «  En observant au microscope un spécimen de feuilles de Veronica Persica dont les cellules agrandies étaient déformées, rongées par une laideur subtile pour laquelle il n’est pas de mots, j’ai éprouvé – je m’en souviens – la même nausée brutale, venant du plus profond de l’être, que devant le corps d’une personne blessée. En fait, toutes les plantes de Hiroshima, à présent drues et verdoyantes, ne portent-elles pas ainsi en elles la même fatale destruction ? » | Kenzaburo Ôé | Notes de Hiroshima| à la danseuse de butô Ofelia, le chorégraphe offre Veronica Persica | il se demande comment danser le démembrement des corps | la fusion de la matière et des corps | la contre-Genèse qui lie espace et temps en une interminable nausée | le monde | en attente d’un coup de dé | il advient | remis de sa lente agonie | quand la danseuse de butô apparaît sur scène | immobile rigoureusement d’une rigor mortis | coiffée d’un large chapeau piqué d’une plume d’autruche blanche | chapeau dont l’ombre avale le visage | on en distingue à peine les traits fardés de blanc | les bras longilignes pétrifiés inertes dirait-on | les pieds de la danseuse s’enracinent loin en bas | apsara danseuse céleste d’Angkor | la tête va se perdre là-haut suspendue par la fleur du chapeau aux reflets argentés | catrina la muette catrina la muerte | et l’univers se met en branle | l’espace se crée par lentissime glissé des pieds invisibles sous la longue robe en broderie d’étoiles | le public a fait silence happé soudain par la noire nébuleuse qui s’épanouit sous leur regard | le temps renaît tout peut recommencer | lentement Ofelia donne un tour sur elle-même | révolution descend au sol | les doigts-antennes plantées dans l’épaisseur du temps comme pour le retenir puis le laisser filer | antennes vibratiles vite rétractées | corps arqué cassé bouche de spasmes qui cherche l’air dans l’eau de la noyade | la danseuse s’arc-boute contre l’espace | les doigts les membres tétanisés vibrant encore d’une grâce que la vie abandonne | s’abandonnant à la folie Ofelia dans l’agonie du corps rendu à la pesanteur | Ofelia | un cri arraché puis de nouveau l’air dans l’air l’eau dans l’eau, vieillards femmes enfants tous les êtres aimants aimés criant du même cri | elle danse un homme qui soudain flambe | un homme qui soudain s’effondre | un homme qui soudain gonfle sous la chaleur | se déforme et disparaît | un homme qui ne laisse que son ombre brûlée dans la pierre | elle danse une femme qui vomit un sang noir | ses cheveux tombent soudain | crâne chauve blanc | calavera | Veronica Persica est son livre des morts | tout est matière à fusion | Ofelia ouvre lentement une bouche ronde | O cercle O éternel retour O anus O vagin O bouche O expulsion O lent chuté de la fleur de l’univers | bOuche nOir Ombilic | elle danse l’embryon le fœtus le petit d’homme le vieillard | Totentanz | Tanz macabre | le public ne dit mot | il rentrera ce soir avec les fantômes d’Ofelia | il chutera des chutes dansées ce soir | il est pris dans les ondes concentriques rappelant l’épicentre noir | l’obélisque levé au centre des spires ramenant toujours à | la laideur subtile des cellules rongées | sidérante pour nous qui te regardons | la chute est la danse originale | le corps blanc d’Ofelia est la matière noire de l’univers | elle danse le monde et danse les ombres | à Hiroshima face à l’obélisque noir levé à la verticale de l’impact | pour les plantes drues et verdoyantes | l’enveloppe carnée de la danseuse contient le cataclysme intérieur | et ses forces exultantes de fusion et de fission | préparent la gésine qui apprivoisera la chute