28 déc 21

369. Plus d’autres photographies donc, plus de dispositives qui éclaireraient ces contrées d’ombre. Je voulais plus de lumière, cela ne sera pas. Pas de Mehr Licht ! Ces absences circonscrivent ce que sous la main je peux examiner. L’enquête biographique arrive à ses limites. Conjecturer avec le plus de sagacité possible.

La diapositive est la version moderne (quoique déjà dépassée, aujourd’hui) de la lanterne magique (17è s.!), si reliée au conte (Voltaire et Mme du Châtelet, Florian, Caran d’Ache, Balzac, Proust). Conte de la silhouette dessinée. Dia, à travers le positif, inverse d’un film négatif. Fiction de lumière, inatteignable au-delà de l’objectif. Images sans légende (sauf trois photographies, toutes datées du 1er octobre 1961, devant le barrage électrifié ; deux avec le chien de la section). Sans la légende, rappelle W. Benjamin dans sa Petite histoire de la photographie, « toute construction photographique ne peut rester que dans l’approximatif ». Le « ce qui doit être lu » du latin legenda manque ; je lui substitue « ce que je pourrais lire ». Effet de langage arrimé à la condition du manque. Dans Eros énergumène, Denis Roche cite Blanchot :

« Il ne voyait rien et, loin d’en être accablé, il faisait de cette absence de vision le point culminant de son regard ».

Je vois bien que j’essaie de trouver un certain réconfort dans cette citation de seconde main. Mon obsession des images, scopophilie éprouvante. Qu’y a-t-il donc à voir ?

26 sept 21

143. Parti dans des chemins de traverse fictionnels, idées folles, exorcismes aussi. Je fais miel de tout. Le hic étant de ne pas m’éparpiller. Ce projet A est rétif, me glisse entre les mains. De là les échappées ailleurs, qui ne sont qu’un pis-aller. Lu le récit des 44 premiers rêves de Georges Perec dans sa Boutique obscure (1973), Alvéoles Ouest de Florence Jou (2019), et le premier des sept chants du Tombeau pour cinq cent mille soldats de Pierre Guyotat (1967), lecture difficile : chant épique, âpre, extrêmement violent, des corps qui s’opposent dans la guerre et dans le sexe.

144. Relu L’Arrêt de mort de Blanchot (1948). Livre d’abord énigmatique, que l’on saisit mieux à la lumière de L’instant de ma mort (1994, parmi les derniers textes). Durablement marqué par cette proximité avec l’impensable de la mort, Blanchot évoque, dans L’Arrêt de mort, le combat d’une jeune femme, J., avec une maladie incurable. J. meurt. Blanchot écrit : Je me penchai sur elle, je l’appelai à haute voix, d’une voix forte, par son prénom ; et aussitôt – je puis le dire, il n’y eut pas une seconde d’intervalle – une sorte de souffle sortit de sa bouche encore serrée, un soupir qui peu à peu devint un léger, un faible cri ; presque en même temps – de cela aussi je suis sûr – ses bras bougèrent, essayèrent de se lever. Voilà qui éclaire en partie le titre, à lire au sens premier comme dans l’expression «  signer son arrêt de mort », mais aussi, et surtout, comme un arrêt de la mort, comme quelque chose de terrible dont je ne parlerai pas, écrit Blanchot, décrivant le regard de J. ressuscitée. Sans aucun doute faut-il lire ici un écho de cette expérience vécue par Blanchot en 1944. Qu’y a-t-il de plus terrible, de plus digne de terreur, que la mort ? Ce terrible est à lire dans le ressassement des signes qui disent justement l’arrêt de mort, soit tout le texte (j’hésite entre récit et roman), né de l’expérience de l’effraction du réel que tout homme peut vivre à l’instant de sa mort. Je vois aussi, dans la résurrection de J. à la voix du narrateur, une allégorie de l’écriture elle-même (écrire, c’est faire revenir des fantômes). Et une dimension lazaréenne de celui ou celle qui en revient (de la mort, des camps de concentration), et ce terrible est aussi l’indicible du rescapé (indicible qui peut devenir de l’ordre du dicible, comme en témoigne toute la littérature lazaréenne : Antelme, Levi, Semprun, Cayrol, Rousset, Veil, Delbo, et tant d’autres). Mais il est indéniable que tout récit de cette expérience est d’abord confrontation au silence, celui que les rescapé/es gardent, dont ils se libèrent ou non. Cette effraction du réel est ce que le texte interroge, ressasse, questionne.

145. L’expérience de Maurice Blanchot, je la convoque en lieu et place de celle de mon père. Je sais, parce que c’est un des souvenirs qu’il a évoqués, qu’il a échappé à la mort à plusieurs reprises. Souvenir qu’il n’a évoqué qu’une ou deux fois (c’est ce dont je me souviens), il est notable que c’est ce souvenir-là qu’il rapporte. J’ignore ce qu’il avait pensé, ressenti à ce moment-là : très jeune, j’écoutais cette évocation comme un fait de guerre, et me contentai de cela.

23 sept 21

141. Mon père aurait eu 83 ans aujourd’hui. Ecrire ce livre est aussi une façon d’être avec lui. Ecrire pourrait être un ressassement plus ou moins consenti, mais qui un jour s’impose pour être dit, parce que rien d’autre ne peut mieux le faire que dans ce dire. Subrepticement, j’en viens à rouvrir L’instant de ma mort de Maurice Blanchot (1994, Fata Morgana). Le poinçon 138, sur l’exécution brutale de mon arrière-grand-père, m’a influencé. Dans ce très court texte de Blanchot, le narrateur échappe de justesse à une exécution sommaire par les Allemands. Demeurait cependant, au moment où la fusillade n’était plus qu’en attente, le sentiment de légèreté que je ne saurais traduire : libéré de la vie? l’infini qui s’ouvre ? Ni bonheur, ni malheur. Ni l’absence de crainte et peut-être déjà le pas au-delà. (p.15-16) Approche de l’instant, qui ne peut être que rêvé, que fantasmé par l’autre. Qu’a pensé mon arrière-grand-père à cet instant-là ? Qu’a pensé mon père au moment d’acquiescer à la sédation profonde ?

Histoire familiale trouée. J’ignore même comment mes grands-parents s’appelaient.

Malone meurt de Beckett, La mort d’Artemio Cruz de Fuentes. Textes qui, à l’instar de Blanchot, tentent une impossible circonscription de ce qui échappe, du passage à l’absence au monde, de l’instant même insaisissable par les mots, du pas au-delà.

142. Fin hallucinante de Sympathy for the devil, dionysiaque, folle. Me reviennent en tête des images d’Apocalypse now, de Platoon, de Hamburger Hill, de Full metal jacket, aux oreilles les riffs de « l’acid rock » de Hendrix. Le crâne chauve de Marlon Brando, l’eau qu’il y fait couler, Au cœur des ténèbres de Conrad. Tout cela se percute en une noire nébuleuse, pas si éloignée de l’instant de la mort. Anderson la dit à sa manière brutale, crue, en homme d’action au cuir tanné, mais jamais tout à fait sans affect, quand ses deux camarades meurent fauchés par des balles amies. Absurdité de l’erreur humaine, comme elle se manifeste dans toutes les guerres. Approche plus pragmatique, celle du constat de la mort et de la douleur qu’elle engendre. Au-delà de toute morale, le fait brut, têtu, de la mort de l’autre, qui peut faire sombrer les vivants dans la révolte (réaction saine) ou le nihilisme (une première mort, symbolique, dans un monde en guerre devenu anomique). Référence à Conrad : la morale, le mal. Approche axiologique chez Conrad, nihiliste et dionysiaque chez Anderson.

Poinçon du 25 août 21

25 août 21

  1. Lu La place d’Annie Ernaux. Touché par la justesse du ton, la distance qu’elle garde à rendre compte de la place des parents dans la société, de l’ascension humble du père, garçon de ferme, ouvrier, puis commerçant. Récit d’une distance aussi qui va croissant entre le père et sa fille. « J’écris peut-être parce qu’on n’avait plus rien à se dire. » L’exergue, une citation de Genet, m’interroge : « Je hasarde une explication : écrire c’est le dernier recours quand on a trahi ». L’écriture sur le père, le patois, la mère, serait la réparation symbolique de la trahison qu’elle pense avoir commise en épousant un homme d’une autre classe sociale. Cet embourgeoisement lui a fait mal. « Une distance de classe, mais particulière, qui n’a pas de nom. Comme de l’amour séparé. » Troublants échos en moi. « Par la suite, écrit Annie Ernaux, j’ai commencé un roman dont il était le personnage principal. Sensation de dégoût au milieu du récit. Depuis peu, je sais que le roman est impossible. Pour rendre compte d’une vie soumise à la nécessité, je n’ai pas le droit de prendre d’abord le parti de l’art… » Ce passage m’a profondément remué : comment trouver la voie juste ? Pour elle, ce sera rassembler « les paroles, les gestes, les goûts de mon père, les faits marquants de sa vie, tous les signes objectifs d’une existence que j’ai aussi partagée ». Voie propre à l’auteure bien sûr, il n’est pas de vérité unique. Je pense en écrivant ces lignes à L’invention de la solitude de Paul Auster.

82. Écrire sur la mort de son père, sur son père, c’est aussi saisir avec une plus grande acuité sa propre finitude : on est le prochain sur la liste. Urgence du récit à écrire, dilemme de la forme à adopter. Quel beau titre que La Place : je m’attends à une place urbaine, bien sûr… mais il s’agit d’une place symbolique, sociale. Je repense à l’exergue de La place de l’étoile de Modiano : durant l’Occupation, un soldat allemand demande à un Juif : où est la place de l’Étoile ? Le Juif désigne son étoile jaune sur le cœur : ici. Ce quiproquo métaphysique, cette question de la place que chacun occupe, est essentielle. Il est difficile de se confronter à la gravité de la Place de l’étoile. Mais cela ne peut m’empêcher de réfléchir à la question de la place de chacun, à la question de la dette que chacun a, ou croit avoir, avec tel ou tel (et particulièrement avec les ascendants). Quelle place occupé-je quand j’écris sur mon père ? Quand tout ce que j’écris s’apparente au paiement d’une dette symbolique, mots écrits contre silences ? Annie Ernaux semble avoir vécu son reclassement comme une trahison envers les valeurs familiales : c’est bien compréhensible, je n’y vois rien à redire (de quel droit, d’ailleurs ?) Devenue femme mariée « bourgeoise », professeure, puis écrivaine : elle a dompté les codes sociaux (ceux de sa famille, ceux de sa belle-famille) ; les codes culturels (professeure puis auteure). C’est en se retournant qu’elle mesure le chemin parcouru ; tel Orphée, elle se retourne sur un Eurydice, sa famille de petits commerçants besogneux et méritants, désirants et méritants. Les fait-elle disparaître en se retournant ? Non, bien sûr, il n’est que de lire La place pour mesurer la profondeur d’un récit pudique, qui témoigne d’une place gagnée mot après mot, ligne après ligne, au-delà des silences paternels.

83. So what ? Quelle est ma place, ici et maintenant, par rapport à mon père ? J’ai conscience d’avoir, moi aussi, réussi : grâce à mes parents qui ont financé mes études, je suis devenu professeur de lettres. Mon frère est ingénieur en aéronautique. Oui, c’est une réussite : sociale, sans doute. Symbolique, à coup sûr. J’ai appris à domestiquer les codes, à les faire miens. J’ai lu, lu, lu ; écrit tout autant, depuis très longtemps. A ma façon, j’acquière une place que j’ai toujours fantasmée comme étudiant de Lettres ; j’occupe mes propriétés, nul ne m’en délogera, car je suis dans mon bon droit, de fils et d’auctor. Cela peut sembler pompeux : ça ne l’est pas. La place d’Annie Ernaux est celle de la fille qui, au-delà de la mort, dit à son père : « regarde, papa, je n’ai pas démérité. Même si nous n’avons pas pu parler, je suis là, ta fille, j’écris pour toi qui n’as pas su ou voulu. » (« l’espérance, écrit Ernaux, que je serais mieux que lui ».) Concernant ses études, Ernaux écrit de la défiance de son père : «  Et toujours la peur OU PEUT-ÊTRE LE DÉSIR que je n’y arrive pas ». Preuve retorse, ambivalente, égoïste, d’amour paternel.

84. Avec tout cela, je n’avance guère dans les feuillets du projet A. N’importe : tout fait rhizome, j’en suis sûr.

85. Que doit-on à ses parents ?

86. Je remets la main sur L’invention de la solitude d’Auster (1982). Il écrit : «  Depuis deux semaines ces lignes de Maurice Blanchot me résonnent dans la tête : «  Il faut que ceci soit bien entendu : je n’ai rien raconté d’extraordinaire ni même de surprenant. Ce qui est extraordinaire commence au moment où je m’arrête. Mais je ne suis plus maître d’en parler. » Commencer par la mort. Remonter le cours de la vie et puis, pour finir, revenir à la mort. Ou encore : la vanité de prétendre dire quoi que ce soit à propos de qui que ce soit. » Le constat est lourd de conséquence, car il condamne l’acte même d’écrire ; Auster reprend Blanchot qui assigne l’extraordinaire au silence. Il me faudra composer avec cette « vanité » d’écrire, mais enfin mon parti est déjà pris : ayant trop longtemps habité dans le silence, je ne puis que le rompre, fût-ce au prix de la vanité. Mais cela restera, en sourdine, un exercice d’humilité.